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une hauteur énorme au-dessus des animaux. Mais ce bienfait entraîne un inconvénient proportionné. « Rien de plus préjudiciable que la parole, dit M. F. Le Dantec[1] car si le langage nous permet de raconter aisément ce qui est, il nous donne exactement la même facilité pour raconter ce qui n’est pas. » Les déviations de l’intelligence humaine peuvent prendre une amplitude capable de faire aboutir aux pires catastrophes, à la destruction de la race presque entière[2]. Et précisément ces déviations peuvent s’opérer dans des directions d’autant plus nombreuses que l’intelligence humaine est plus vaste. Ainsi, au lieu de comprendre que les maux dont nous souffrons viennent de l’imperfection de notre organisation sociale, organisation toujours susceptible d’être améliorée et modifiée, l’esprit humain a pour ainsi dire échappé par la tangente et s’est réfugié dans la croyance au surnaturel. Au lieu de comprendre qu’il fallait établir la justice sur la terre pour être heureux, on a dit que la justice existait bien, mais dans la vie d’outre-tombe. Par cette erreur néfaste l’homme a reculé le moment de sa félicité pour des centaines de siècles, car c’est sur la croyance au surnaturel qu’on a fondé tous les despotismes, c’est-à-dire les iniquités qui sont précisément la cause fondamentale de notre malheur.

De nos jours encore, malgré les efforts immenses faits pour amener l’esprit humain dans les voies de la vérité positive, il verse dans les erreurs les plus fantastiques avec une facilité prodigieuse. Il suffit à un rhéteur de venir exposer quelque théorie antisociale et corrosive (comme celle du surhomme amoral de Nietzsche, par exemple) ou quelque théorie noire de pessimisme et de désespérance (comme celle de l’inévitable disparition des eugéniques de M. de Lapouge) pour obtenir les applaudissements des foules et l’adhésion de nombreux savants.

En un mot, l’homme est l’être le plus sage de la création, mais, en même temps, aussi le plus fou. De même il est encore parfois le plus charitable, mais également aussi le plus cruel. Dans la sphère de l’éthique, comme dans celle de l’intelligence, l’amplitude des oscillations est égale des deux côtés. Assurément nous voyons les hommes commettre des actes de bonté supérieurs à ceux des animaux, mais nous les voyons en commettre aussi de beaucoup plus féroces. Le tigre tue quand il a besoin de manger. Il ne tue pas pour le plaisir de voir souffrir. Les tigres n’ont jamais eu de combats

  1. Les Lois naturelles, Paris, F. Alcan, 1904, p. 76.
  2. Qu’on songe seulement à l’Espagne réduite, au xviiie siècle, par l’Inquisition, à n’avoir que quatre millions d’habitants, quand son sol aurait pu facilement en nourrir plus de quarante.