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inclus dans le rire ; mais il n’a pas insisté sur l’élément de douleur et même d’angoisse qui se glisse souvent dans l’ironie. « En général, dit Schopenhauer, le rire est un état plaisant. L’aperception de l’incompatibilité de l’intuition et de la pensée nous fait plaisir et nous nous abandonnons volontiers à la secousse nerveuse que produit cette aperception. Voici la raison de ce plaisir. De ce conflit qui surgit soudain entre l’intuitif et ce qui est pensé, l’intuition sort toujours victorieuse ; car elle n’est pas soumise à l’erreur, n’a pas besoin d’une confirmation extérieure à elle-même, mais est sa garantie propre. Ce conflit a en dernier ressort pour cause, que la pensée, avec ses concepts abstraits, ne saurait descendre à la diversité infinie et à la variété des nuances de l’intuition. C’est ce triomphe de l’intuition sur la pensée qui nous réjouit. Car l’intuition est la connaissance primitive, inséparable de la nature animale ; en elle se représente tout ce qui donne à la volonté satisfaction immédiate ; elle est le centre du présent, de la jouissance et de la joie, et jamais elle ne comporte d’effort pénible. Le contraire est vrai de la pensée : c’est la deuxième puissance du connaître ; l’exercice en demande toujours quelque application, souvent un effort considérable ; ce sont ses concepts qui s’opposent fréquemment à la satisfaction de nos vœux, car, résumant le passé, anticipant l’avenir, pleins d’enseignement sérieux, ils mettent en mouvement nos craintes, nos remords et nos soucis. Aussi devons-nous être tous heureux de voir prendre en défaut cette raison, gouvernante sévère et infatigable jusqu’à en devenir importune. Et il est naturel que la physionomie du visage, produite par le rire, soit sensiblement la même que celle qui accompagne la joie[1]. »

L’explication de Schopenhauer est exacte, mais incomplète en ce qui concerne l’ironie.

Ce qui fait la gaîté du rire, dit Schopenhauer, c’est la revanche de l’intuition sur la notion abstraite.

Mais l’ironie qui renferme quelque chose de douloureux n’est-elle pas caractérisée par la même défaite de la notion ? — Sans doute, et c’est là précisément ce qui la rend douloureuse. Mais il importe d’en bien marquer la raison qui, selon nous, est la suivante : en tant qu’êtres pensants, la défaite de la pensée, de la raison, nous est pénible. Nous ne pouvons, quoique nous en ayons, nous dépouiller de notre raison et nous ne pouvons, sans inquiétude et sans souffrance, la voir convaincue de fausseté et de myopie. De plus notre raison est, par essence, optimiste ; naïvement optimiste, confiante

  1. Schopenhauer, Le monde comme volonté, éd. F. Alcan, t. II, p. 232.