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tions abstraites ou des réflexions de moralistes, mais des observations ethnographiques, des réponses à des questionnaires, des courbes statistiques, des colonnes de chiffres, toutes choses qui sont en effet, pour l’appréhension immédiate, extrêmement loin de ce que nous appelons « morale ». Le seul intérêt dont la science, en tant que science, ait à se préoccuper, n’est-il pas d’objectiver le plus parfaitement possible la réalité qu’elle étudie ? Ensuite, mais ensuite seulement, on pourra se placer au point de vue de la pratique, et les applications seront, en général, d’autant plus fécondes que la recherche scientifique aura été plus désintéressée. Cette conception pouvait difficilement trouver grâce aux yeux de critiques qui, loin de distinguer ainsi le point de vue de la spéculation de celui de la pratique, se représentent au contraire la morale comme à la fois théorique et normative, et plus normative encore que théorique. Certains d’entre eux vont même jusqu’à lui demander uniquement de systématiser ce que la conscience commune ordonne. Toute autre recherche leur paraît superflue, pour ne pas dire nuisible. « Comme les savants, écrit M. Cantecor, ne se croient pas obligés de tenir compte, pour décider du. vrai, des opinions des Patagons ou des Esquimaux, il serait peut-être temps d’en finir aussi, en morale, avec les histoires de sauvages’, » L’intérêt théorique disparaît ici entièrement devant l’intérêt pratique. La morale a pour unique objet de « décider du bien », de ramener à leur principe les devoirs que notre conscience nous dicte. Dès lors, puisque nous ne voulons pas pratiquer la même morale que les Patagons et les Esquimaux, à quoi l’étude de leurs mœurs nous servirait-elle ? Nous n’avons que faire d’une science des mœurs, tandis que nous ne pouvons nous passer d’une morale théorique normative comment consentirions-nous à la substitution qu’on nous propose ?

Le dissentiment entre notre critique et nous est donc tel qu’il ne s’agit plus ici, à proprement parler, d’une objection, mais plutôt d’une divergence totale de principes. Et cette divergence devient encore plus éclatante quand M. Cantecor demande si la science des mœurs « répond bien à nos besoins pratiques ’). Évidemment non, elle n’y répond pas. Mais, selon nous, elle n’a pas à y répondre. Une science, quelle qu’elle soit, si c’est vraiment une science, répond à notre besoin de connaître, ce qui est tout différent. La science des mœurs a précisément pour objet d’étudier la réalité morale, qui, malgré le préjugé contraire, ne nous est pas plus 1. Cantecor, Revue philosophique, avril 1904, p. 390.