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débilité et de son propre néant ; le sentiment du moi — du moi socialement haïssable — reste indestructible en certaines âmes et y provoque invinciblement la révolte individualiste.

Deux moments peuvent être distingués dans l’évolution du sentiment individualiste. Au premier moment l’individu a conscience du déterminisme social qui pèse sur lui. Mais, en même temps, il a le sentiment d’être lui-même une force au sein de ce déterminisme. Force très faible, si l’on veut, mais enfin force capable, malgré tout, de lutter et peut-être de vaincre. En tous cas, il ne veut pas céder sans essayer ses forces contre la société et il engage la lutte avec elle, comptant sur son énergie, sa souplesse et au besoin son manque de scrupules. C’est l’histoire des grands ambitieux, des lutteurs sans merci pour la puissance. Un Julien Sorel représente ce type dans l’ordre littéraire. Un cardinal de Retz, un Napoléon, un Benjamin Constant le représentent dans l’ordre des faits, à des degrés très inégaux d’énergie, d’absence de scrupules et aussi de succès.

Quelles que soient les qualités déployées par l’individualité forte dans sa lutte pour l’indépendance et la puissance, il est rare qu’elle demeure victorieuse dans cette lutte inégale. La société est trop forte ; elle nous enveloppe d’un réseau trop solide de fatalités pour que nous puissions longtemps triompher d’elle. Le thème romantique de la lutte titanesque de l’individualité forte contre la société ne va jamais sans un leitmotiv de découragement et de désespoir ; il aboutit invariablement à un aveu de défaite. « Dieu a jeté, dit Vigny, la terre au milieu de l’air, et de même l’homme au milieu de la destinée. La destinée l’enveloppe et l’emporte vers le but toujours voilé. — Le vulgaire est entraîné ; les grands caractères sont ceux qui luttent. — Il y en a peu qui aient combattu toute leur vie ; lorsqu’ils se sont laissé emporter par le courant, ces nageurs ont été noyés. — Ainsi Bonaparte s’affaiblissait en Russie, il était malade, et ne luttait plus : la destinée l’a submergé. — Caton fut son maître jusqu’à la fin[1]. » Un sentiment de révolte impuissante contre les conditions sociales où le sort l’a

  1. Vigny, Journal d’un poète, p. 25 (Éd. Ratisbonne).