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jeté remplit les imprécations romantiques de M. de Couaen. Le testament de M. de Camors exhale le découragement d’un vaincu. Les « Fils de Roi », de M. de Gobineau, dans le roman des Pléiades, déclarent la guerre à la société ; mais ils sentent eux-mêmes qu’ils ont affaire à trop forte partie et que le nombre imbécile les écrasera[1]. Vigny dit encore : « Le désert, hélas ! c’est toi, démocratie égalitaire, c’est toi, qui a tout enseveli et pâli sous tes petits grains de sable amoncelés. Ton ennuyeux niveau a tout enseveli et tout rasé. Éternellement la vallée et la colline se déplacent, et seulement on voit, de temps à autre, un homme courageux ; il s’élève comme la trombe et fait dix pas vers le soleil, puis il retombe en poudre et l’on n’aperçoit plus au loin que le sinistre niveau de sable[2]. » Benjamin Constant reconnaît l’omnipotence tyrannique de la société sur l’individu, dans l’ordre du sentiment comme dans l’ordre de l’action. « Le sentiment le plus passionné ne saurait lutter contre l’ordre des choses. La société est trop puissante, elle se reproduit sous trop de formes, elle mêle trop d’amertume à l’amour qu’elle n’a pas sanctionné[3]… »

Le sentiment auquel aboutissent les fortes individualités est celui d’une disproportion irrémédiable entre leurs aspirations et leur destinée. Pris entre des fatalités contraires, ils se débattent impuissants et exaspérés. Les aveux de ce genre abondent dans Vigny. « Il n’y a dans le monde, à vrai dire, que deux sortes d’hommes : ceux qui ont et ceux qui gagnent… Pour moi, né dans la première de ces deux classes, il m’a fallu vivre comme la seconde, et le sentiment de cette destinée qui ne devait pas être la mienne me révoltait toujours intérieurement[4]. » Un Heine présente le même spectacle d’inadaptation douloureuse, ce flottement et ce déchirement d’une individualité supérieure tiraillée entre les influences sociales existantes, entre les idéaux et les partis antagonistes et ne voulant se fixer nulle part. « Ce que le monde poursuit et espère maintenant, écrit Heine en 1848, est devenu complètement étranger à mon cœur ; je m’incline devant le destin parce que je suis trop faible pour lui tenir tête. »

À côté de ces révoltés de grand style, il en est d’autres de

  1. Voir le roman des Pléiades, p. 22, 23, etc.
  2. Vigny, Journal d’un poète, p. 262.
  3. Benjamin Constant, Adolphe, p. 202.
  4. Vigny, Journal d’un poète, p. 236.