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poliment et en substance que je ne me défiois point de son Excellence, mais que j’apréhendois qu’il ne reçut de son Général des ordres peu favorables aux Missionnaires, qu’il seroit obligé d’exécuter contre moy même, et puisqu’on lui commandoit d’embarquer les habitans que le seul parti qui me restoit étoit de me retirer, que je resterai encore au païs sous son bon plaisir s’il recevoit un contre-ordre pour les habitans.

À une autre lettre où il me pressoit encore de bannir toute défiance et de me rendre au fort, je lui répondis que je me souvenois que Monsieur Maillard avoit été embarqué malgré une assurance positive d’un Gouverneur anglois, et que j’estimois mieux me retirer que de m’exposer en aucune manière.

On peut bien penser qu’en ce temps là et depuis je me suis gardé sérieusement presque toujours dans les bois d’où je sors quand il est nécessaire pour rendre quelque service aux habitants, sans m’arrêter en lieu risquable, et je me flatte avec la grâce du Seigneur que l’ennemi n’aura point de prise sur moy.

Dans cette position je conseillai très fort et mille fois aux habitans qui se trouvèrent hors du fort de ne point s’y rendre. Je donnai le même conseil à toutes les femmes qui recevoient des ordres fréquemment pour s’aller embarquer. Je leur représentai qu’en se rendant à l’anglois elles s’ôtoient toute espérance de retour et se mettoient dans le cas de perdre la religion avec toute leur postérité, qu’il falloit s’acheminer vers les françois que la patrie leur tendoit le bras, qu’avec un peu de courage et de fatigue on pouvoit en approcher, que j’agirai de toutes mes forces pour leur procurer de l’assistance, que la vue de leur misère toucheroit nos compatriotes et qu’en ce cas on revoindiquerait leur maris en quelques endroits qu’on les transportât, qu’autrement, elles s’exposoient à tous les malheurs ensemble.

Ces raisons que la suite des événements n’a justifié que trop ne furent guère évitées que dans mon ancienne mission qui comprenoit les Rivières de Chipoudy, Petcoudiac, Memeramcouq, Tintamard avec ses dépendances et j’ay eû la consolation de voir que jusqu’aujourd’huy aucune femme ne s’y est embarquée, excepté quatre ou cinq qui ont été surprises et enlevées de force à Chipoudy.

Dans le reste du païs, je veux dire aux environs de Beauséjour cy devant desservis par Messieurs La Loutre et Vizien et où depuis quelques années les gens paroissoient plus fiers, plus factieux, et moins respectueux à l’égard des prêtres, je ne trouvai qu’un petit nombre qui voulût defférer à mes conseils.

La plupart de ces malheureuses femmes séduites par les fausses nouvelles, intimidées par des craintes spécieuses, emportées par un attachement excessif pour des maris qu’elles avoient permission de voir trop souvent, fermant l’oreille à la voix de la Religion, de leur Missionnaire et à toute considération raisonnable se jettèrent aveuglement et comme par désespoir dans les vaisseaux anglois au nombre de cent quarante.

(a) On a vu dans cette occasion le plus triste de ces spectacles, plusieurs de ces femmes n’ont point voulu embarquer avec elles leurs grandes filles et leurs grands garçons pour le seul motif de la religion. (a)