Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/118

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donné sujet) son sourire, dis-je, est si peu naturel aux traits de son visage, qu’on le prendrait pour la grimace d’un furieux ou d’un fou.

J’attachai mon attention sur lui, comme je fais toujours sur ces seigneurs de nouvelle création, pour me réjouir de leurs singularités. En vérité, je fus dégoûtée, jusqu’au point d’en être choquée. Mais je me rappelle d’avoir pris plaisir particulièrement à voir retomber cette épaisse physionomie dans son état naturel, quoique lentement, comme si les muscles qui avoient servi à ses contorsions eussent tourné sur des gonds rouillés.

L’amour même ne serait-il pas horrible de la part d’un tel mari ? Pour moi, si j’étais sa femme, (mais qu’ai-je fait à moi-même, pour m’occuper un moment de cette supposition) ? Je ne connaîtrais de plaisir que dans son absence, ou lorsque j’aurais occasion de le quereller. Une femme vaporeuse, qui a besoin de quelqu’un sur qui elle puisse exercer ses caprices, pourrait s’accommoder d’une figure si révoltante ; et cette seule raison, qui mettrait tous les domestiques à couvert de sa mauvaise humeur, servirait peut-être à leur faire bénir leur maître. Mais, pour peu qu’une femme eût de délicatesse, quelle honte n’aurait-elle pas de se surprendre jamais dans le moindre dessein de l’obliger. C’en est assez pour sa figure. Du côté de son autre moitié, il passe pour le plus rampant de tous les mortels, lorsqu’il espère gagner quelqu’un par cette voie : insolent, d’ailleurs, pour ceux qu’il n’a pas d’intérêt à ménager. N’est-ce pas le véritable caractère d’une ame basse et sans honneur ? On assure qu’il est méchant, vindicatif ; et que, s’il est désobligé par quelqu’un, sa haine embrasse toute une famille. Mais c’est particulièrement contre la sienne que sa mauvaise volonté s’exerce. On m’a dit qu’entre tous ses parens, il n’y en a pas un d’aussi méprisable que lui. C’est peut-être la raison qui le fait penser à les déshériter tous. Ma femme de chambre, qui est parente d’un de ses gens, me raconte qu’il est haï de tous ses fermiers, et qu’il n’a jamais eu un domestique qui ait dit du bien de lui. Comme il les soupçonne de le tromper, parce qu’il juge d’eux apparemment par lui-même, il en change continuellement. Ses poches, dit-on, sont sans cesse chargées de clefs ; de sorte que, s’il a quelqu’un à traiter (pour des amis, il n’en a que dans votre famille), il est une heure à trouver celle dont il a besoin ; et si c’est celle du vin qu’il lui faut, il le va toujours chercher lui-même. Au reste, ce n’est pas un embarras qu’il ait fort souvent ; car il ne reçoit pas d’autres visites que celles qu’il doit à la nécessité. Un homme d’honneur aimerait mieux passer la nuit dehors, que de prendre un lit dans sa maison.

Et voilà néanmoins l’homme qu’on a choisi, par des vues aussi sordides que les siennes, pour en faire le mari, c’est-à-dire, le seigneur et le maître de Clarisse Harlove.

Mais peut-être n’est-il pas aussi méprisable qu’on le représente. Il est rare qu’on fasse une peinture bien juste des caractères extrêmement bons ou extrêmement mauvais. La faveur exalte les uns, et la haine déprime les autres. Mais votre oncle Antonin a dit à ma mère, qui lui objectait son avarice, qu’on se propose de le lier en votre faveur. Un bon lien de chanvre lui conviendrait bien mieux que celui du mariage. Mais n’est-ce pas une marque que ses protecteurs même le regardent comme une ame basse, puisqu’ils croient avoir besoin de le brider par des articles ? Sur quoi, ma chère ? Peut-être sur votre nécessaire. Mais je suis bien bonne de m’arrêter si long-temps à cet odieux portrait. Vous ne devez pas être à