Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/124

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et vos aversions viennent ici de la tendresse que vous avez pour moi. Mais ne devons nous pas toujours juger de nous-mêmes et de ce qui nous touche, comme nous pouvons nous figurer raisonnablement que les autres jugeraient de nous et de nos actions ? à l’égard du conseil que vous me donnez de reprendre mes droits, je suis résolue de ne jamais entrer en dispute avec mon père, quelque mal qui puisse m’en arriver. J’entreprendrai peut-être une autre fois de répondre à tous vos raisonnemens ; mais je me contente d’observer aujourd’hui que Lovelace même me jugerait moins digne de ses soins, s’il me croyait capable d’une autre résolution. Ces hommes, ma chère, au travers de toutes leurs flatteries, ne laissent pas de jeter les yeux devant eux sur le solide. Et ce n’est pas là-dessus que je les condamne. L’amour, considéré en arrière, doit paroître une grande folie, lorsqu’il a conduit à la pauvreté des personnes nées pour l’abondance, et qu’il a réduit des ames généreuses à la dure nécessité de l’obligation et de la dépendance. Vous trouvez, dans la différence de nos caractères, une raison fort ingénieuse de l’amitié que nous avons l’une pour l’autre. Je ne me la serais jamais imaginée. Elle peut avoir quelque chose de vrai ; mais, vrai ou non, il est certain que, de sang froid, et lorsque je me donnerai le tems de réfléchir, je ne vous en aimerai que mieux pour vos corrections et vos reproches, quelque sévérité que vous y puissiez mettre. Ainsi ne m’épargnez point, ma chère amie, lorsque vous me surprendrez dans la moindre faute. J’aime votre agréable raillerie. Vous savez que je l’aime : et toute sérieuse que vous me croyez, vous ai-je jamais reproché d’être trop éveillée , comme vous le dites trop durement de vous-même ? Une des premières conditions de notre amitié a toujours été de nous dire ou de nous écrire mutuellement ce que nous pensons l’une de l’autre ; et je crois cette liberté indispensable, dans toutes les liaisons de cœur qui ont la vertu pour fondement. J’ai prévu que votre mère se déclarerait pour l’obéissance aveugle de la part des enfans. Malheureusement la nature des circonstances m’ ôte le pouvoir de me conformer à ses principes : je le devrais, comme dit Madame Norton, si je le pouvois. Que vous êtes heureuse de n’avoir rien à démêler qu’avec vous-même, dans le choix qu’on vous invite à faire de M Hickman ! Que je le serais aussi, si j’étais traitée avec la même douceur ! Je ne pourrais pas, sans rougir, m’entendre prier par ma mère, et prier inutilement, d’encourager un homme aussi exempt de reproche que M Hickman. Sérieusement, ma chère Miss Howe, je n’ai pu lire, sans confusion, que votre mère ait dit, en parlant de moi, que tout est à craindre de la prévention en amour , dans les jeunes personnes de notre sexe. J’en suis d’autant plus touchée, que vous-même, ma chère, vous me semblez prête à me pousser de ce côté là. Comme je serais fort blâmable d’user avec vous du moindre déguisement, je ne disconviendrai pas que cet homme, ce Lovelace, ne soit une personne pour laquelle on pourrait prendre assez de goût, si son caractère était aussi irréprochable que celui de M Hickman, ou même s’il y avait quelque espérance de pouvoir le ramener. Mais il me semble que le mot d’amour, quoique si-tôt prononcé, laisse un son qui a bien de la force et de l’étendue. Cependant je trouve que, par des mesures violentes, on peut être menée, comme pas à pas, à quelque chose qu’on