Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/136

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gens qu’elle appelle ses oncles, le pauvre imbécille qu’elle appelle son frère, et la méprisable espèce de femme qu’elle appelle sa sœur, pour son père, pour ses oncles, pour son frère et sa sœur. à ces titres, elle croit devoir aux uns de la considération, aux autres du respect, avec quelque barbarie qu’elle en soit traitée. Liens sordides ! Misérables préjugés du berceau ! Si la nature en mauvaise humeur, ne lui en avait pas imposé, ou si elle avait eu elle-même des parens à choisir, en aurait-elle un seul de tous ceux qui portent ce nom ? Que mon cœur souffre de la préférence qu’elle leur accorde sur moi, pendant qu’elle est convaincue de l’injustice qu’ils me font ! Convaincue que mon alliance leur ferait honneur à tous, à l’exception d’elle, à qui tout le monde doit de l’honneur, et de qui le sang royal en recevroit. Mais combien ce cœur ne se soulèvera-t-il pas d’indignation si je m’aperçois que, malgré ses persécutions, elle hésite un seul moment à me préférer au misérable qu’elle hait et qu’elle méprise ? Non, elle n’aura jamais la bassesse d’acheter son repos à ce prix. Il est impossible qu’elle donne jamais les mains à des projets formés, à ses dépens, par la malignité et l’intérêt propre. Elle a trop d’élévation pour ne pas les mépriser dans autrui, et trop d’intérêt à les désavouer, de peur qu’on ne la prenne pour une Harlove. De tout ce que tu viens de lire, tu peux recueillir que je ne me hâterai pas de retourner à la ville, puisque je dois commencer par obtenir de la dame de mon cœur, de n’être point sacrifié à un homme tel que Solmes. Malheur à la belle, si, étant quelque jour forcée de tomber sous mon pouvoir (car je désespère qu’elle y vienne jamais volontairement), je trouve de la difficulté à me procurer cette assurance ! Ce qui serre mes chaînes, c’est que son indifférence pour moi ne vient d’aucun goût pour un autre homme. Mais gardez-vous bien, charmante personne, gardez-vous, ô la plus relevée et la plus aimable des femmes ! De vous rabaisser par le moindre signe de préférence en faveur de l’indigne rival que vos sordides parens n’ont suscité qu’en haine de moi… tu diras, Belford, que j’extravague ; tu auras raison. Que je sois abymé si je ne l’aime jusqu’à l’extravagance ! Autrement, pourrais-je souffrir les continuels outrages de son implacable famille ? Autrement, pourrais-je digérer l’humiliation de passer ma vie, je ne dis pas, autour de la maison de son orgueilleux père, mais autour de la palissade de son parc et des murs de son jardin, séparé d’elle néanmoins par un mille de distance, et sans aucun espoir de découvrir du moins le bord de son ombre ? Autrement, me croirais-je payé, avantageusement payé, lorsqu’après avoir erré pendant quatre, cinq et six nuits, par des routes désertes et des enclos couverts de bruyères, je trouve quelques froides lignes, qui aboutissent à me déclarer qu’elle fait plus de cas du plus indigne sujet de son indigne famille, que de moi, et qu’elle ne m’écrit que pour m’engager à souffrir des insultes dont la seule idée me trouble le sang ? Logé, pendant ce tems-là, dans un misérable cabaret du voisinage, déguisé, comme si j’étais fait pour y vivre nourri et meublé, comme je me souviens de l’avoir été dans mon voyage de Westphalie. Il est heureux, crois-moi, que la nécessité de cet humble esclavage ne vienne point de sa hauteur et de sa tyrannie, et qu’elle y soit assujettie la première. Mais jamais héros de roman (à l’exception des géans et des dragons qu’ils avoient à combattre) fût-il appelé à de plus rudes épreuves ? Naissance,