Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/142

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que je ne puis aimer, tandis qu’ils paroissent persuadés que j’ai le cœur prévenu en faveur d’un autre ? Traitée comme je le suis, c’est le tems, ou jamais, de parler pour ma défense. Voyons sur quels fondemens M Solmes peut s’appuyer. Croit-il se faire un mérite à mes yeux de la disgrâce qu’il attire sur moi ? Se figure-t-il gagner mon estime par la sévérité de mes oncles, par les mépris de mon frère, par les duretés de ma sœur, par la perte de ma liberté, par le retranchement d’une ancienne correspondance avec la meilleure amie que j’aie dans mon sexe, une personne d’ailleurs irréprochable du côté de l’honneur et de la prudence ? On m’enlève une servante que j’aime ; on me soumet à la conduite d’une autre ; on me fait une prison de ma chambre, dans la vue déclarée de me fortifier ; on m’ ôte l’administration domestique, à laquelle je prenais d’autant plus de plaisir, que je soulageais ma mère dans ces soins, pour lesquels ma sœur n’a pas de goût. On me rend la vie si ennuyeuse, qu’il me reste aussi peu d’inclination que de liberté, pour mille choses qui faisaient autrefois mes délices. Voilà les mesures qu’on croit nécessaires pour m’humilier, jusqu’à me rendre propre à devenir la femme de cet homme-là ! Mesures qu’il approuve, et dans lesquelles il met sa confiance. Mais je veux bien déclarer qu’il se trompe, s’il prend ma douceur et ma facilité pour bassesse d’ame, et pour disposition à l’esclavage. Une grâce que je vous demande, monsieur, c’est de considérer un peu son caractère naturel et le mien. Quelles sont donc les qualités par lesquelles il espère de m’attacher à lui ? Eh ! Mon cher monsieur, si je dois être mariée malgré moi, que ce soit du moins à quelqu’un qui sache lire et écrire, enfin de qui je puisse apprendre quelque chose. Quel mari, qu’un homme dont tout le savoir se réduit à commander, et qui a besoin lui-même des instructions qu’il devrait donner à sa femme ! On me traitera de présomptueuse ; on m’accusera de tirer vanité d’un peu de lecture et de facilité à écrire, comme on l’a déjà fait il y a peu de jours. Mais si ce reproche est bien fondé ; l’assortiment n’en est-il pas plus inégal ? Plus on me supposera d’estime pour moi-même, moins j’en dois avoir pour lui ; et moins sommes-nous faits l’un pour l’autre. Je m’étais flattée, monsieur, que mes amis avoient un peu meilleure opinion de moi. Mon frère a dit, un jour, que c’était le cas même qu’on faisait de mon caractère, qui donnait de l’éloignement pour l’alliance de M Lovelace : comment peut-on penser à un homme tel que M Solmes ? Si l’on fait valoir la grandeur de ses offres, j’espère qu’il me sera permis de répondre, sans augmenter votre mécontentement, que tous ceux qui me connaissent ont lieu de me croire beaucoup de mépris pour ces motifs. Que peuvent les offres sur une personne qui a déjà tout ce qu’elle désire ; qui a plus, dans son état de fille, qu’elle ne peut espérer qu’un mari laisse jamais à sa disposition ; dont la dépense, d’ailleurs, et l’ambition sont modérées, et qui penserait bien moins à grossir son trésor, en gardant le superflu, qu’à l’employer au soulagement des misérables ? Ainsi, lorsque des vues de cette nature ont si peu de force pour mon propre intérêt, peut-on se figurer que des projets incertains, des idées éloignées d’agrandissement de famille, dans la personne de mon frère et dans ses descendans, aient jamais sur moi beaucoup d’influence ? La conduite que ce frère tient à mon égard, et le peu de considération qu’il a marqué pour la fille, en aimant mieux hasarder une vie que sa