Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/276

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d’un véritable ami. Je me suis peut-être rendue coupable d’un excès d’indiscrétion qui ne peut être excusé que par le trouble où je suis, si c’est même une excuse. Comment dois-je m’y prendre à présent pour vous prier, comme je le ferai toujours avec instance, de vous abandonner hardiment à ce charmant esprit qui, sous des apparences riantes, pénètre un défaut jusqu’au vif ? Un malade serait bien aveugle, s’il redoutait la sonde dans une main si délicate. Mais je suis embarrassée à vous faire cette prière, dans la crainte qu’elle ne devienne pour vous une raison d’être plus réservée. La satyre, désirée ou permise, se change trop facilement en éloge, dans un censeur généreux qui s’aperçoit qu’on profite de ses railleries. Les vôtres ont l’instruction pour objet ; et quoiqu’un peu mordantes, ne laissent pas de plaire. Il n’y a point de corruption à craindre dans la blessure d’une pointe aussi légère que la vôtre, qui n’est envenimée ni par la méthode, ni par l’intention. C’est un art que nos modernes les plus admirés ont mal connu ; pourquoi ? Parce qu’il doit tirer ses principes de la bonté du naturel, et que, dans l’exercice, il doit être dirigé par la droiture du cœur. Ne m’épargnez donc pas parce que je suis votre amie ; et que cette raison, au contraire, vous excite à m’épargner moins. Je puis sentir la pointe du trait, toute fine qu’elle est entre vos mains ; j’en puis être peinée : vous manqueriez votre but si je ne l’étais pas. Mais, après un moment de sensibilité, comme je vous l’ai dit plus d’une fois, je vous en aimerai au double : mon cœur corrigé sera tout à vous, et sera plus digne de vous. Vous m’avez appris ce que je dois dire à M Lovelace, et ce que je dois penser de lui. Vous m’avez représenté d’avance, avec beaucoup d’agrémens, la méthode qu’il employera vraisemblablement pour se réconcilier avec moi. S’il l’entreprend en effet, je vous représenterai à mon tour tout ce qui se passera dans cette occasion, pour recevoir vos avis, s’ils arrivent assez tôt, et votre censure ou votre approbation, lorsque vos lettres me viendront trop tard. Il me semble que, quelque parti qu’on me permette ou qu’on me force de prendre, les juges favorables doivent me considérer comme une personne qui n’est plus dans sa direction naturelle. Poussée comme au hasard par les vents impétueux d’une contradiction passionnée, et d’une rigueur que j’ose accuser d’injustice, je vois le port désiré du célibat, où je suis portée par tous mes désirs : mais j’en suis repoussée par les vagues écumantes de l’envie d’un frère et d’une sœur, et par les furieux tourbillons d’une autorité qui se croit injuriée ; tandis que, d’un côté, mes regards aperçoivent, dans Lovelace, des rocs contre lesquels je puis briser malheureusement, et de l’autre, dans Solmes des sables sur lesquels je suis menacée d’échouer. Horrible situation, dont la vue me fait frémir ! Mais vous, mon charitable pilote, quelle charmante ressource ne me faites-vous pas entrevoir, si j’ai le malheur d’être réduite à l’extrémité ? Je ne veux pas trop compter, comme vous avez la précaution de m’en avertir, sur le succès de vos sollicitations auprès de votre mère : je connais ses principes de soumission aveugle dans un enfant. Cependant je me flatte aussi de quelque espérance, parce qu’elle concevra qu’un peu de protection, accordée si à propos, peut me sauver d’une plus grande témérité. Dans cette heureuse supposition, elle gouvernera toutes mes démarches. Je ne ferai rien que par ses avis et les vôtres. Je ne verrai