Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/338

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bonne foi. En vérité, ma chère, je l’exécuterais fidèlement ; quoique dans vos accès de plaisanterie, vous paroissiez persuadée qu’il m’en coûterait beaucoup. Si vous avez pu m’assurer d’une voiture pour deux, peut-être ne vous sera-t-il pas difficile d’en trouver une pour moi seule. Mais croyez-vous le pouvoir, sans vous mettre mal avec votre mère, ou elle avec ma famille ? Un carrosse, une chaise, un fourgon, un cheval, n’importe, pourvu que vous ne paroissiez pas. Seulement, si c’était l’un des deux derniers, je m’imagine que je dois vous demander quelque habit de servante, parce que je n’ai ici aucune intelligence avec les nôtres. Le plus simple sera le plus convenable. On pourra le faire passer dans le bûcher, où je ferai ma toilette ; et je me laisserai glisser ensuite de la terrasse qui borde l’allée verte. Mais, hélas ! Ma chère, cette alternative même n’est pas sans un grand nombre de difficultés, qui paroissent presque insurmontables à un esprit aussi peu entreprenant que le mien. Voici mes réflexions sur le danger. Premièrement, je crains de n’avoir pas le tems nécessaire pour les préparatifs de mon départ. Si j’étais malheureusement découverte, poursuivie, arrêtée dans ma fuite, et ramenée sur mes pas, on se croirait doublement autorisé à me forcer de recevoir Solmes ; et, dans la confusion d’un accident si cruel, peut-être ne serais-je pas capable de la même résistance. Mais, je me suppose arrivée à Londres : je n’y connais personne que de nom. Si je m’adresse aux marchands qui servent notre famille, il ne faut pas douter que ce ne soit à eux qu’on écrira d’abord, et qu’on ne les engage à me trahir. Que M Lovelace découvre ma retraite, et qu’il rencontre mon frère, quels désastres n’en peut-il pas arriver, soit que je consente ou non à retourner au château d’Harlove ? Supposons encore que je puisse demeurer cachée, à quoi ma jeunesse et mon sexe ne m’exposeraient-ils pas dans cette grande et méchante ville, dont j’ignore les rues et les quartiers ? à peine oserai-je sortir pour aller à l’église. Mes hôtes seront étonnés de la vie qu’ils me verront mener. Qui sait si je ne passerai pas pour une personne de caractère suspect, qui se dérobe pour éviter le châtiment de quelque mauvaise action ? Vous-même, ma chère, qui seriez seule informée de ma retraite, vous n’auriez pas un moment de repos. On observerait tous vos mouvemens et tous vos messages. Votre mère, qui n’est pas trop satisfaite aujourd’hui de notre correspondance, aurait alors raison de s’en offenser : et ne pourrait-il pas s’élever entre vous des différens que je ne pourrais apprendre sans en devenir plus malheureuse ? Si M Lovelace venait à découvrir ma demeure, le monde jugerait de moi comme si j’avais pris actuellement la fuite avec lui. Se dispenserait-il de me voir chez des étrangers ? Quel pouvoir aurais-je pour lui interdire les visites ? Et son malheureux caractère (l’insensé qu’il est !) n’est pas propre à mettre en bonne odeur une jeune fille qui cherche à se cacher. Enfin, dans quelque lieu, chez quelques personnes que je pusse trouver une nouvelle retraite, on le croirait, au fond du mystère, et tout le monde lui en attribuerait l’invention. Telles sont les difficultés que mon imagination ne peut séparer de ce plan. Dans la situation où je suis, elles seraient capables d’effrayer un