Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/366

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Tandis que je n’ai considéré ma fuite que comme un moyen de me dérober à M Solmes ; que je me suis remplie de l’idée que ma réputation avait déjà souffert de mon emprisonnement, et que j’aurais toujours le choix, ou d’épouser M Lovelace, ou de renoncer tout-à-fait à lui ; quelque hardiesse que je trouvasse dans cette démarche, je me suis figuré que, traitée comme je le suis, elle pouvait être excusée, sinon aux yeux du monde, du moins à mes propres yeux : et se trouver sans reproche au tribunal de son propre cœur, c’est un bonheur que je crois préférable à l’opinion du monde entier. Mais, après avoir condamné l’ardeur indécente de quelques femmes qui fuient de leur chambre à l’autel ; après avoir stipulé avec Lovelace, non-seulement un délai, mais la liberté de recevoir sa main ou de la refuser ; après avoir exigé de lui qu’il me quittera aussi-tôt que je serai dans un lieu de sûreté (dont vous observez néanmoins qu’il doit être le juge) ; après lui avoir imposé toutes ces loix, qu’il ne serait plus temps de changer quand je le souhaiterais, me marier aussi-tôt que je serai entre ses mains ! Vous voyez, ma chère, qu’il ne me reste pas d’autre résolution à prendre que celle de ne pas partir avec lui. Mais comment l’appaiser, après cette rétractation. Comment ? En faisant valoir le privilége de mon sexe. Avant le mariage, je ne lui connais aucun droit de s’offenser : d’ailleurs, ne me suis-je pas réservé le pouvoir de me rétracter, si je le juge à propos ? Que servirait la liberté du choix, comme je l’ai observé à l’occasion de votre mère, si ceux qu’on refuse ou qu’on exclut avoient droit de s’en plaindre ? Il n’y a pas d’homme raisonnable qui doive trouver mauvais qu’une femme qu’il se propose d’épouser, refuse de tenir sa promesse, lorsqu’après la plus mûre délibération, elle est convaincue qu’elle s’est engagée témérairement. Je suis donc résolue de soutenir l’épreuve de mercredi prochain ; ou peut-être de mardi au soir, dois-je dire plutôt ? Si mon père n’abandonne pas le dessein de me faire lire et signer les articles devant lui. Voilà, voilà, ma chère, la plus redoutable de toutes mes épreuves. Si je suis forcée de signer mardi au soir, alors, juste ciel ! Tout ce qui m’épouvante doit suivre le lendemain comme de soi-même. Si je puis obtenir par mes prières, peut-être par mes évanouissemens, par mes délires, (car, après un si long bannissement, la seule présence de mon père me jettera dans une furieuse agitation) que mes amis abandonnent leurs vues, ou qu’ils les suspendent, du moins l’espace d’une semaine, l’espace de deux ou trois jours, l’épreuve du mercredi en sera du moins plus légère. On m’accordera sans doute quelque temps pour délibérer, pour raisonner avec moi-même. La demande que j’en ferai ne sera point une promesse. Comme je n’ai pas fait d’effort pour m’échapper, on ne peut me soupçonner de ce dessein ; ainsi j’aurai toujours le pouvoir de fuir, pour dernière ressource. Madame Norton doit m’accompagner dans l’assemblée ; avec quelque hauteur qu’on la traite, elle prendra ma défense à l’extrêmité. Peut-être sera-t-elle secondée alors par ma tante Hervey. Qui sait si ma mère ne se laissera pas attendrir ? Je me jetterai aux pieds de tous mes juges. J’embrasserai les genoux de chacun, l’un après l’autre, pour me faire quelque ami. Quelques-uns ont évité de me voir, dans la crainte de se laisser toucher par mes larmes. N’est-ce pas une raison d’espérer qu’ils ne seront pas tous insensibles ? Le conseil que mon frère a donné de me chasser de la maison, et de m’abandonner à mon mauvais