Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/382

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Je vois le fond du mystère, me dit-il, d’un air abattu, mais passionné. Quelle est la barbarie de mon sort ! Enfin, votre esprit est sous le joug ; votre frère et votre sœur ont prévalu, et je dois abandonner mes espérances au plus méprisable de tous les hommes. Je vous répète encore, interrompis-je, que je ne serai jamais à lui. Tout peut prendre mercredi une nouvelle face, à laquelle vous ne vous attendez point… ou ne la pas prendre ! Alors, juste ciel ! Ce sera alors leur dernier effort : j’ai de puissantes raisons de le croire. Je n’en ai pas moins de le croire aussi, puisqu’en demeurant plus long-temps, vous serez infailliblement la femme de Solmes . Non, non, répondis-je, je me suis fait quelque mérite auprès d’eux sur un point ; ils seront de meilleur humeur avec moi ; j’obtiendrai du moins un délai, j’en suis sûre : j’ai plus d’un moyen pour l’obtenir. Eh ! Que serviront les délais, mademoiselle ? Il est clair que vous n’avez pas d’espérance au-delà : la nécessité même des prières, sur lesquelles vous fondez les délais, prouve trop que vous n’avez pas d’autre espérance… ô ma chère, ma très-chère vie ! Ne vous exposez pas à des risques de cette importance. Je suis en état de vous convaincre que, si vous retournez sur vos pas, vous êtes plus qu’en danger de vous voir mercredi la femme de Solmes . Prévenez donc, tandis que vous en avez le pouvoir, prévenez les évènemens funestes qui seront la suite de cette horrible certitude. Aussi long-temps qu’il me restera quelque jour à l’espérance, votre honneur, Monsieur Lovelace , demande, comme le mien (du moins si vous avez quelque estime pour moi, et si vous désirez que je me le persuade), que ma conduite, dans une affaire de cette nature, justifie parfaitement ma prudence. Votre prudence, mademoiselle. Eh ! Quand a-t-elle souffert le moindre soupçon ? Cependant voyez-vous que ni votre prudence ni votre respect aient été comptés pour quelque chose, par des esprits invinciblement déterminés. Là-dessus il me fit une énumération pathétique des mauvais traitemens que j’ai soufferts, avec le soin continuel de les attribuer tous au caprice et à la malignité d’un frère qui, d’un autre côté, suscite tout le monde contre lui ; insistant particulièrement sur la nécessité où j’étais, pour me réconcilier avec mon père et mes oncles, de me dérober au pouvoir de cet irréconciliable persécuteur. Toute la confiance de votre frère, continua-t-il, se fonde sur la facilité qu’il vous trouve à souffrir ses insultes. Comptez que votre famille entière s’empressera de vous rechercher, lorsque vous serez délivrée d’une si cruelle opression. Elle ne vous verra pas plutôt avec ceux qui ont le pouvoir et le dessein de vous obliger, qu’elle vous restituera votre terre. Pourquoi donc, passant le bras autour de moi, et recommençant à me tirer avec douceur, pourquoi hésiter un moment ? Voici le tems… fuyez avec moi, je vous en conjure, ma très-chère Clarisse ! Prenez confiance à l’homme qui vous adore ! N’avons-nous pas souffert pour la même cause ? Si vous appréhendez quelque reproche, faites-moi l’honneur de consentir que je sois à vous ; et croyez-vous qu’alors je ne sois pas capable de défendre et votre personne et votre réputation ?