Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/385

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eu que du mépris pour un si méprisable artifice. Mais cette résolution de m’accompagner devant mes amis, prononcée d’un air si sérieux et si pressant, me pénétra d’une véritable terreur. Quel dessein, M Lovelace ! Au nom de dieu, laissez-moi, monsieur ; laissez-moi, je vous en conjure. Pardon, mademoiselle ; mais dispensez-moi, s’il vous plaît, de vous obéir. J’erre depuis assez long-temps, comme un voleur, autour de ces murs. J’ai souffert assez long-temps les outrages de votre frère et de vos oncles. L’absence ne fait qu’augmenter leur malignité. Je suis au désespoir. Il ne me reste à tenter que cette voie. N’est-ce pas après-demain mercredi ? Le fruit de ma douceur est d’aigrir leur haine. Je ne changerai pas néamoins de disposition : vous allez voir, mademoiselle, ce que je souffrirai pour vous. Mon épée ne sortira pas du fourreau. Je veux la remettre entre vos mains (il me pressa effectivement de la prendre). Mon cœur servira de fourreau à celle de vos amis. La vie n’est rien pour moi, si je vous perds. Ce que je vous demande, mademoiselle, c’est de me montrer la route au travers du jardin. Je vous suivrai, au risque d’y périr ; trop heureux, quelque sort qui m’attende, de trouver devant vous la fin de ma vie et de mes humiliations ! Servez-moi de guide, cruelle Clarisse ! Venez voir ce que je puis souffrir pour vous : et portant la main sur la clé, il allait ouvrir ; mais la force de mes instances lui fit tourner le visage vers moi. Quelles peuvent être vos vues, M Lovelace ?

lui dis-je d’une voix tremblante. Voulez-vous exposer votre vie ? à quoi voulez-vous m’exposer moi-même ? Est-ce là ce que vous nommez de la générosité ? Ainsi donc tout le monde abuse cruellement de ma foiblesse ! Mes larmes commencèrent à couler, sans qu’il me fût possible de les retenir. Il se jeta aussi-tôt à genoux devant moi, avec une ardeur qui ne pouvait être contrefaite, et les yeux, si je ne me trompe, aussi humides que les miens. Quel barbare, me dit-il, soutiendrait un spectacle si touchant ? ô divinité de mon cœur (en prenant respectueusement ma main, qu’il pressa de ses lèvres) ! Ordonnez-moi de partir avec vous, sans vous, pour vous servir, pour me perdre, je jure à vos pieds une aveugle obéissance. Mais j’en appelle à tout ce que vous savez de la cruauté qu’on exerce contre vous, et de la malignité qui s’attaque à moi, et d’une faveur déterminée pour l’homme que vous haïssez ; j’en appelle à tout ce que vous avez souffert, et je vous demande si vous n’avez pas raison de redouter ce mercredi qui fait ma terreur ! Je vous demande si vous pouvez espérer de voir jamais renaître une si belle occasion ? Le carrosse à deux pas, mes amis qui attendent impatiemment l’effet de vos propres résolutions ; un homme tout à vous, qui vous conjure à genoux de demeurer maîtresse de vous-même, voilà tout, mademoiselle ; qui ne vous demandera votre estime qu’autant qu’il pourra vous convaincre qu’il en est digne ; une fortune, des alliances, à l’épreuve de toute objection : ô chère Clarisse ! Appuyant ses lèvres encore une fois sur ma main, ne laissez point échaper l’occasion. Jamais, jamais il ne s’en présentera d’aussi belle. Je le priai de se lever. Il se leva ; et je lui dis que s’il ne m’eût pas causé tant de trouble par son impatience, j’aurais pu le convaincre que