Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/390

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l’opinion que j’ai eue de moi-même m’a ridiculement abusée : et je le vois triompher sur un point qui intéresse essentiellement mon honneur ! Je ne sais comment je puis soutenir ses regards. Dites-moi, chère Miss Howe, mais dites-moi sincérement ; si vous ne me méprisez pas. Vous le devez ; car votre ame et la mienne n’en ont jamais fait qu’une, et je me méprise moi-même. La plus légère et la plus imprudente de toutes les filles aurait-elle fait pis que je n’ai donné lieu de penser à ma honte ? Le public apprendra mon crime, sans être informé de l’occasion, sans savoir par quelles ruses j’ai été trahie (comptez ma chère, que j’ai à faire au plus artificieux de tous les hommes) ; et quelle humiliante aggravation d’entendre dire qu’on attendait de moi beaucoup plus que d’un grand nombre d’autres. Vous me recommandez de ne pas différer mon mariage. Ah, ma chère ! Autre effet charmant de ma folie : l’exécution de ce conseil est en son pouvoir à présent comme j’y suis moi-même. Puis-je mettre le sceau tout d’un coup à ses artifices ? Puis-je me défendre d’un juste ressentiment contre un homme qui m’a jouée, et qui m’a fait sortir en quelque sorte hors de moi-même ? Je lui en ai déjà fait mes plaintes. Mais vous ne sauriez croire combien je suis mortifiée, combien je me trouve rabaissée à mes propres yeux, moi, qu’on proposait pour exemple. Ah ! Que ne suis-je encore dans la maison de mon père, me dérobant pour vous écrire, et mettant tout mon bonheur à recevoir quelques lignes de vous ? Me voici arrivée à ce mercredi matin, qui m’a causé tant de terreur, et que j’ai regardé comme le jour du jugement pour moi. Mais c’était le lundi qu’il fallait redouter. Si j’étais demeurée, et que le ciel eût permis ce que je concevais de plus terrible dans mes craintes, n’était-ce pas mes amis qui auraient été responsables des suites ? Aujourd’hui la seule consolation qui me reste (triste consolation ! Direz-vous) c’est de les avoir déchargés du blâme, et de l’avoir attiré tout entier sur moi-même. Vous ne serez pas surprise de voir ma lettre si mal tracée. Je me sers de la première plume qui s’est offerte. J’écris par lambeaux et comme à la dérobée ; sans compter que j’ai la main tremblante de douleur et de fatigue. Les détails de sa conduite et de nos conversations, jusqu’à Saint-Albans et depuis notre arrivée, trouveront place dans la continuation de mon histoire. Il suffira de vous dire aujourd’hui que jusqu’à présent il est extrêmement respectueux, humble même dans sa politesse ; quoique, étant si peu satisfaite de lui et de moi, je ne lui aie pas donné beaucoup de sujet de se louer de ma complaisance. En vérité, il y a des momens où je ne puis le souffrir devant moi.

Le logement où je me trouve est si peu commode que je ne m’y arrêterai pas long-temps. Il serait inutile par conséquent de vous y donner mon adresse ; et j’ignore quel sera le lieu que je pourrai choisir. M Lovelace sait que je vous écris. Il m’a offert un de ses gens pour vous porter ma lettre. Mais j’ai cru que, dans la situation où je suis, une lettre de cette importance ne pouvait être envoyée avec trop de précaution. Qui sait de quoi un homme de ce caractère est capable ? Cependant je veux croire encore qu’il n’est pas aussi méchant que je l’appréhende. Au reste, qu’il soit tel qu’il voudra, je suis persuadée que les plus belles apparences ne peuvent me conduire à rien de fort heureux.