Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/397

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entre ses bras. à l’instant, les chevaux partirent au grand galop, et ne s’arrêtèrent qu’à Saint-Albans, où nous arrivâmes à l’entrée de la nuit. Pendant la route, je me crus plusieurs fois prête à tomber sans connaissance. Je levai mille fois les yeux et les mains, pour implorer le secours du ciel. Grand dieu ! Protégez-moi, m’écriai-je souvent. Est-ce moi ! Est-il possible ! Deux torrens de larmes ne cessèrent pas d’inonder mon visage : et mon cœur oppressé poussait des soupirs aussi involontaires que ma fuite. Cruelle différence dans l’air et les discours du misérable, qui triomphait visiblement du succès de ses artifices, et qui, dans le ravissement de sa joie, m’adressait tous les complimens qu’il a peut-être répétés vingt fois dans les mêmes occasions ! Cependant, le respect ne l’a pas abandonné dans ses transports. Les chevaux semblaient voler. Je crus m’appercevoir qu’on leur avait fait faire un grand circuit, pour déguiser apparemment nos traces. Je suis trompée aussi, si plusieurs autres cavaliers, que je vis galoper par intervalles, aux deux côtés du carrosse, et qui paroissaient au-dessus de la condition servile, n’étoient pas autant de nouvelles escortes qui avoient été disposées sur la route. Mais il feignit de ne pas les remarquer ; et malgré toutes ses flatteries, j’étais trop abîmée dans mon indignation et ma douleur, pour lui faire la moindre question. Figurez-vous, ma chère, quelles furent mes réflexions, en descendant de la voiture, sans aucun domestique de mon sexe, sans autres habits que ceux que j’avais sur moi, et qui étoient si peu convenables à un long voyage, sans coiffe, avec un simple mouchoir sur le cou, déjà mortellement fatiguée, et l’esprit encore plus abattu que le corps ! Les chevaux étoient si couverts d’écume, que tout ce qu’il y avait de gens dans l’hôtellerie, me voyant sortir seule du carrosse avec un homme, me prirent pour quelque jeune étourdie qui s’était échappée de sa famille. Je ne m’en aperçus que trop, à leur étonnement, aux discours qu’ils se tenaient à l’oreille, et à la curiosité qui les amenait comme l’un après l’autre, pour me voir de plus près. La maîtresse du logis, à qui je demandai un appartement séparé, me voyant prête à m’évanouir, se hâta de m’y apporter divers secours. Ensuite je la priai de me laisser seule l’espace d’une demi-heure. Je me sentais le cœur dans un état qui m’aurait fait craindre pour ma vie, si j’en avais pu regretter la perte. Aussi-tôt que cette femme m’eut quittée, je fermai la porte, je me jetai dans un fauteuil, et je donnai passage à un violent déluge de larmes, qui me soulagèrent un peu. M Lovelace fit remonter, plus tôt que je ne l’aurais souhaité, la même femme, qui me pressa, de sa part, de recevoir mon frère ou de descendre avec lui. Il lui avait dit que j’étais sa sœur, et qu’il m’avait emmenée, contre mon inclination et mon attente, de la maison d’un ami, où j’avais passé l’hiver, pour rompre un projet de mariage dans lequel je pensais à m’engager sans le consentement de ma famille ; et que, ne m’ayant pas donné le temps de prendre un habit de voyage, j’étais fort irritée contre lui. Ainsi, ma chère, votre franche, votre sincère amie, fut forcée d’entrer dans le sens de cette fable, qui me convenait à la vérité d’autant mieux, que, n’ayant pu retrouver de quelque tems le pouvoir de parler ou de lever les yeux, mon silence et mon abattement durent passer pour un accès de mauvaise humeur. Je me déterminai à descendre dans une salle basse, plutôt qu’à le recevoir