Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/399

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En supposant, répliqua-t-il, que je fusse déterminée à ne pas voir tout d’un coup sa famille, si je lui permettais d’expliquer son opinion, il insistait sur Londres, comme le lieu du monde le plus favorable au secret. Dans les provinces, un visage étranger excitait aussi-tôt de la curiosité. Ma jeunesse et ma figure la rendraient encore plus vive. Les messages et les lettres étoient une autre occasion de se trahir. Il n’avait pas fait entrer un logement dans ses précautions, parce qu’il avait supposé que je me déterminerais, soit pour Londres, qui offre à tous momens les commodités de cette nature, soit pour la maison de l’une ou l’autre de ses tantes, soit pour la terre de Milord M dans le comté d’Hertford, où la concierge, nommée Madame Greme, était une femme excellente, à peu-près du caractère de ma Norton. Assurément, repris-je, si j’étais poursuivie, ce serait dans la première chaleur de leur passion ; et leurs recherches se tourneraient d’abord vers quelque terre de sa famille. J’ajoutai que mon embarras était extrême. Il me dit qu’il y en aurait peu, lorsque je me serais arrêtée à quelque résolution ; que ma sûreté faisait son unique inquiétude ; qu’il avait un logement à Londres, mais qu’il ne pensait point à me le proposer, parce qu’il comprenait bien quelles seraient mes objections… sans doute, interrompis-je, avec une indignation qui lui fit employer tous ses efforts à me persuader que rien n’était si éloigné de ses idées et même de ses désirs. Il répéta que mon honneur et ma sûreté l’occupaient uniquement, et que ma volonté serait sa règle absolue. J’étais trop inquiète et trop affligée, trop irritée même contre lui, pour bien prendre ce qui sortait de sa bouche. Je me croyais, lui dis-je, extrêmement malheureuse ; je ne savais à quoi me déterminer. Perdue sans doute de réputation, sans un seul habit avec lequel je pusse me montrer, mon indigence même annonçant ma folie à tous ceux qui pouvaient me regarder, et leur faisant juger nécessairement que j’avais été surprise avec avantage, ou que j’en avais donné quelqu’un sur moi, et que, dans l’un ou l’autre cas, j’avais aussi peu de pouvoir sur ma volonté que sur mes actions. J’ajoutai, dans le mouvement du même chagrin, que tout me portait à croire qu’il avait employé l’artifice pour m’arracher à mon devoir ; qu’il avait pris ses mesures sur ma foiblesse, sur la crédulité de mon âge et sur mon défaut d’expérience ; que je ne pouvais me pardonner à moi-même cette fatale entrevue ; que mon cœur saignait de la mortelle affliction où j’avais plongé mon père et ma mère ; que je donnerais le monde entier, et toutes mes espérances dans cette vie, pour être encore dans la maison de mon père, à quelque traitement que j’y fusse réservée ; qu’au travers de toutes ses protestations, je trouvais quelque chose de bas et d’intéressé, dans l’amour d’un homme qui avait pu faire son étude d’engager une jeune fille au sacrifice de son devoir et de sa conscience, tandis qu’un cœur généreux doit faire la sienne de l’honneur et du repos de ce qu’il aime. Il m’avait écoutée attentivement, sans penser à m’interrompre. Sa réponse, qui fut méthodique sur chaque point, me fit admirer sa mémoire. Mon discours, me dit-il, l’avait rendu fort grave ; et c’était dans cette disposition qu’il allait me répondre. Il était affligé jusqu’au fond du cœur,