Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/406

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

pour vous à M Osgood, place de Soho. C’est un homme de bonne réputation, à qui vos amis ne feront pas difficulté de confier vos effets ; et cette voie est très-propre à les amuser. Les amuser, ma chère ! Amuser ! Qui ? Mon père ! Mes oncles ! Mais c’est un mal nécessaire. Vous voyez qu’il a des expédiens tout prêts. N’ayant point d’objection à faire contre celui-ci, je n’ai pas balancé à m’y prêter. Mon inquiétude est de savoir quelle réponse je recevrai, ou si l’on daignera me faire une réponse. En attendant, c’est une consolation de penser que, de quelques duretés qu’elle puisse être remplie, et fût-elle de la main de mon frère, elle ne saurait être plus rigoureuse que les derniers traitemens que j’ai reçus de lui et de ma sœur. M Lovelace s’absenta l’espace d’environ deux heures ; et, rentrant dans l’hôtellerie, son impatience lui fit envoyer trois ou quatre fois pour demander à me voir. Je lui fis répondre autant de fois, que j’étais occupée, et, pour la dernière, que je ne cesserais pas de l’être jusqu’à l’heure du dîner. Quel parti prit-il ? Celui de le faire avancer : je l’entendis, par intervalles, qui jurait de bonne grâce contre le cuisinier et les domestiques. C’est une autre de ses perfections. Je hasardai, en le rejoignant, de lui faire honte de cette liberté de langage. Je l’avais entendu jurer, au même moment, contre son valet-de-chambre, dont il était content d’ailleurs : c’est une triste profession, lui dis-je en l’abordant, que celle de tenir une hôtellerie. Pas si triste, je m’imagine. Quoi ! Mademoiselle, croyez-vous qu’une profession où l’on mange et où l’on boit aux dépens d’autrui, je parle des hôtelleries un peu distinguées, soit un état fort à plaindre ? Ce qui me le fait croire, c’est la nécessité où l’on s’y trouve de loger continuellement des gens de guerre, dont je me figure que la plupart sont des scélérats abandonnés. Bon dieu ! Continuai-je, quels termes j’entendais à l’instant, de l’un de ces braves défenseurs de la patrie, qui s’adressait, autant que j’en ai pu juger par la réponse, à un homme fort doux et fort modeste ? Le proverbe me paraît juste, jurer comme un soldat . Il se mordit les lèvres. Il fit un tour sur ses talons ; et s’approchant du miroir, je crus lire sur son visage les marques de son embarras. Oui, mademoiselle, me dit-il, c’est une habitude militaire. Les soldats sont des jureurs effrénés. Je crois que leurs officiers devraient les en punir. Ils méritent un sévère châtiment, repliquai-je, car ce vice est indigne de l’humanité. Celui des imprécations ne me paraît pas moins odieux. Il marque tout-à-la-fois de la méchanceté et de l’impuissance ; celui qui s’y livre serait une furie , s’il avait le pouvoir de remplir ses désirs. Charmante observation, mademoiselle ! Je m’engage à dire au premier soldat que j’entendrai jurer, qu’il n’est qu’un misérable. Madame Greme vint me rendre ses devoirs, comme il plut à M Lovelace de nommer ses civilités. Elle me pressa beaucoup d’aller au château, en s’étendant sur ce qu’elle avait entendu dire de moi, non-seulement à Milord M mais à ses deux nièces et à toute la famille, et sur l’espérance dont ils se flattaient depuis long-temps de recevoir un honneur