Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/408

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désespérer de sa réformation. Un heureux avenir ferait oublier le passé ; et tous ses proches en étoient si convaincus, qu’ils ne souhaitaient rien avec tant d’ardeur que de le voir marié ". Ce portrait, quoique médiocrement favorable, vaut mieux que tout ce que mon frère dit de lui. Les personnes qui occupent cette maison paroissent des gens d’honneur. La ferme est en bon état, et ne manque de rien. Madame Sorlings, belle-sœur de Madame Greme, est une veuve qui a deux grands fils, sages et laborieux, entre lesquels je vois une sorte d’émulation pour le bien commun ; et deux jeunes filles fort modestes, qui sont traitées plus respectueusement par leurs frères que je ne l’ai été par le mien. Il me semble que je pourrai m’arrêter ici plus long-temps que je ne l’avais espéré à la première vue. J’aurais dû vous dire plutôt que j’ai reçu votre obligeante lettre avant que d’arriver ici. Tout est charmant de la part d’une amie si chère. Je conviens que mon départ a dû vous causer beaucoup d’étonnement, après la résolution à laquelle je m’étais si fortement attachée. Vous avez vu jusqu’ici combien j’en suis étonnée moi-même. Tous les complimens de M Lovelace ne me donnent pas meilleure opinion de lui. Je trouve de l’excès dans ses protestations. Il me dit de trop belles choses. Il en dit de trop belles de moi. Il me semble que le respect sincère et la véritable estime ne consistent pas dans le choix des termes. Ce n’est point par des paroles que les sentimens s’expriment. L’humble silence, les regards timides, de l’embarras même dans le ton de la voix, en apprennent plus que tout ce que Shakespéar nomme les bruyantes saillies d’une audacieuse éloquence . Cet homme ne parle que de transports et d’extases. Ce sont deux de ses mots favoris. Mais je sais trop, pour ma confusion, à quoi je dois véritablement les attribuer : à son triomphe, ma chère ; je le dis en un mot qui ne demande pas d’autre explication. En désirer davantage, ce serait tout à la fois blesser ma vanité et condamner ma folie. Nous avons été fort alarmés par quelques soupçons de poursuite, fondés sur une lettre de Joseph Léman. Que le changement des circonstances nous fait juger différemment d’une action ! On la condamne, on la sanctifie, suivant l’utilité qu’on y trouve. Avec quel soin par conséquent ne devrait-on pas se former des principes solides, des distinctions entre le bien et le mal, qui soient indépendantes de l’intérêt propre ? J’ai traité de bassesse la corruption d’un domestique de mon père : aujourd’hui je ne suis pas éloignée de l’approuver indirectement, par la curiosité qui me fait demander sans cesse à M Lovelace ce qu’il apprend, par cette voie ou par d’autres, de la manière dont mes amis ont pris ma fuite. Elle doit sans doute leur paraître concertée, téméraire, artificieuse. Quel malheur pour moi ! Dans la situation où je suis, néanmoins, puis-je leur donner de véritables éclaircissemens ? Il me dit qu’ils sont vivement pénétrés, mais que jusqu’à présent ils ont fait éclater moins de douleur que de rage ; qu’il a peine à se modérer, en apprenant les injures et les menaces que mon frère vomit contre lui. Vous jugez bien qu’ensuite il me fait valoir sa patience. Quelle satisfaction ne me suis-je pas dérobée, ma très-chère amie, par cette imprudente et malheureuse fuite ! Je suis en état, mais trop tard, de juger quelle différence il y a réellement entre ceux qui offensent et