Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/410

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inspirer de meilleures idées, et le porter à traiter sa fille avec moins de barbarie, et moi-même avec un peu plus de civilité. Je t’ai dit les raisons qui m’avoient empêché de prendre la lettre de ma déesse. Je ne me trompais pas. J’y aurais trouvé un contre-ordre ; et le rendez-vous aurait manqué. A-t-elle pu croire qu’après avoir été une fois trompé, je n’insisterais pas sur sa promesse ; et que je ne trouverais pas le moyen de retenir une femme dans mes filets, après avoir apporté tant de soins à l’y engager ? Aussi-tôt que j’entendis remuer le verrou du jardin, je me crus sûr d’elle. Ce mouvement me fit tressaillir. Mais lorsqu’il fut suivi de l’apparition de ma charmante, qui m’environna tout d’un coup d’un déluge de lumière, je marchai sur l’air, et je me regardai à peine comme un mortel. Je te ferai quelque jour la description de ce spectacle, au moment qu’il s’offrit à mes yeux, et tel que j’eus ensuite le tems de le mieux observer. Tu sais quel critique je suis, pour tout ce qui regarde l’agrément, la figure et l’ajustement des femmes. Cependant il y a dans celle-ci une élégance naturelle qui surpasse tout ce qu’on peut se représenter. Elle orne ce qu’elle porte, plus qu’elle n’en est ornée. N’attends donc qu’une foible esquisse et de sa personne et de sa parure. L’effort qu’elle avait fait sur elle-même, pour tirer le verrou, ayant comme épuisé sa hardiesse, un trouble charmant, qui succéda aussi-tôt, me fit remarquer que le feu naturel de ses yeux se tournait en langueur. Je la vis trembler. Je jugeais que la force lui manquait, pour soutenir les agitations d’un cœur qu’elle n’avait jamais trouvé si difficile à gouverner. En effet, elle était prête à s’évanouir, et je fus obligé de la soutenir dans mes bras. Précieux moment ! Que mon cœur, qui battait si près du sien, partagea délicieusement une si douce émotion ! Son habillement m’avait fait juger, au premier coup-d’œil, qu’elle n’était pas disposée à partir, et qu’elle était venue dans l’intention de m’échapper encore une fois. Je ne balançai point à me servir de ses mains, que je tenais dans les miennes, pour la tirer doucement après moi. Ici commença une dispute, la plus vive que j’aie jamais eue avec une femme. Tu me plaindrais, cher ami, si tu savais combien cette aventure m’a coûté. Je priai, je conjurai. Je priai et je conjurai à genoux. Je ne sais si quelques larmes n’eurent point part à la scène. Heureusement que, sachant fort bien à qui j’avais à faire, mes mesures étoient prises pour toutes les suppositions. Sans les précautions que je t’ai communiquées, il est sûr que j’aurais manqué mon entreprise ; mais il ne l’est pas moins que, renonçant à ton secours et à celui de tes camarades, je serais entré dans le jardin, j’aurais accompagné la belle jusqu’au château ; et qui sait qu’elles auraient été les suites ? Mon honnête agent entendit mon signal, quoique un peu plus tard que je ne l’eusse souhaité, et joua fort habilement son rôle. Ils viennent, ils viennent ! Fuyez, vîte, vîte, ma chère ame, m’écriai-je en tirant mon épée d’un air redoutable, comme si j’avais été résolu d’en tuer une centaine ; et, reprenant ses mains tremblantes, je la tirai si légèrement après moi, qu’à peine étois-je aussi prompt avec les aîles de l’amour, qu’elle avec l’aiguillon de la crainte. Que veux-tu de plus ? Je devins son monarque. Je te ferai ce détail, la première fois que nous nous verrons. Tu jugeras