Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/493

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en faites l’aveu, devant ses propres yeux ; le refus de voir un homme qui est si disposé à vous obéir pour le service de votre malheureuse amie, et ce refus dans la seule vue de mortifier votre mère ; pouvez-vous penser, ma chère amie, que toutes ces fautes, qui ne sont pas la moitié de celles que vous reconnaissez, soient excusables dans une personne qui est si bien instruite de ses devoirs ? Votre mère était autrefois prévenue en ma faveur. N’est-ce pas une raison de la ménager davantage, aujourd’hui que, suivant ses idées, j’ai perdu justement son estime ? Les préventions favorables, comme celles qui ne le sont pas, ne s’effacent guère entièrement. Comment une erreur, à laquelle on ne peut pas dire qu’elle ait d’intérêt particulier, la frapperait-elle assez pour l’éloigner tout-à-fait de moi ? Il y a, dites-vous, d’autres devoirs que celui de la nature. D’accord : mais c’est le premier de tous les devoirs ; un devoir qui a précédé en quelque sorte votre existence même : et quel autre devoir ne doit pas lui céder, lorsque vous les supposerez en concurrence ? Vous êtes persuadée qu’ils peuvent s’accorder. Votre mère pense autrement. Quelle est la conclusion qu’il faut tirer de ces prémisses ? Quand votre mère voit combien je souffre, dans ma réputation, de la malheureuse démarche où je me suis engagée, moi, de qui tout le monde avait de meilleures espérances, quelle raison n’a-t-elle pas de trembler pour vous ? Un mal en attire un autre après soi ; et comment saura-t-elle où le fatal progrès peut s’arrêter ? Une personne qui entreprend de justifier les fautes d’autrui, ou qui cherche à les diminuer, ne donne-t-elle pas lieu de la soupçonner ou de corruption, ou de foiblesse ? Et les censeurs ne penseront-ils pas qu’avec les mêmes motifs, et dans les mêmes circonstances, elle serait capable des mêmes erreurs ? Mettons à part les persécutions extraordinaires que j’ai essuyées : la vie humaine peut-elle fournir un exemple plus terrible que celui que j’ai donné, dans un espace fort court, de la nécessité qui oblige des parens à veiller sans cesse sur une fille, quelque opinion qu’elle ait donnée de sa prudence ? N’est-ce pas depuis seize ans jusqu’à vingt-un, que cette vigilance est plus nécessaire que dans aucun autre temps de la vie d’une femme ? C’est dans cet espace que nous attirons ordinairement les yeux des hommes, et que nous devenons l’objet de leurs soins, ou de leurs attaques ; et n’est-ce pas dans le même temps que nous nous faisons une réputation de bonne ou de mauvaise conduite, qui nous accompagne presque inséparablement jusqu’à la fin de nos jours ? Ne sommes-nous pas alors en danger de la part de nous-mêmes, à cause de la distinction avec laquelle nous commençons à regarder l’autre sexe ? Et, lorsque nos dangers se multiplient au-dedans comme au-dehors, nos parens ont-ils tort de croire que leur vigilance doit redoubler ? Notre taille, qui commence à se former, sera-t-elle une raison de nous en plaindre ? Si c’en est une, dites-moi donc quelle sera précisément la taille, quel sera l’ âge qui exemptera une honnête fille de la soumission qu’elle doit à ses parens, et qui pourra les autoriser, à l’exemple des animaux, à se dépouiller de la tendresse, et des soins qu’ils doivent à leurs enfans ?