Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/518

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

vois aucune raison d’en douter ; cependant, quel empire ne faut-il pas qu’elle ait sur elle-même, pour réduire quelquefois au doute un amour-propre aussi pénétrant que le tien ? Persécutée d’un côté, comme elle l’était par sa propre famille, attirée de l’autre, par la splendeur de la tienne, où chacun la désire, et se croirait honoré de la voir entrer ? Tu vas croire, peut-être, que je m’écarte de ma proposition, et que je plaide ici la cause de ta belle plus que la tienne. Point du tout, je n’ai rien dit qui ne soit plus pour ton intérêt que pour le sien, puisqu’elle peut faire ton bonheur, et que, si elle conserve sa délicatesse, il me paroît presque impossible qu’elle soit heureuse avec toi. Il est inutile d’expliquer mes raisons. Je te connais assez d’ingénuité pour souscrire à mon sentiment dans l’occasion. Au reste, quand je plaide en faveur du mariage, tu sais bien que mon goût n’en est pas plus vif pour cet état. Je n’ai pas encore eu la pensée d’y entrer. Mais, comme tu es le dernier de ton nom, que ta famille tient un rang distingué dans le royaume, et que tu te crois toi-même destiné quelque jour à l’esclavage conjugal, je veux que tu me dises si tu peux jamais espérer une occasion comparable à celle qui est entre tes mains ; une fille qui, par sa naissance et sa fortune, n’est pas indigne de la tienne (quoique l’orgueil de ton sang et celui de ton propre cœur te fassent quelquefois parler légèrement des familles qui ne te plaisent point) ; une beauté qui fait l’admiration de tout le monde ; une personne, en même tems, qui jouit d’une égale réputation d’esprit, de jugement et de vertu ! Si tu n’es pas une de ces ames étroites qui préfèrent leur simple et unique satisfaction à la postérité, toi, qui dois souhaiter des enfans pour perpétuer ta race, tu ne remettras pas ton mariage au terme des libertins, c’est-à-dire à ce temps où les années et les maladies viendront fondre sur toi. Songe que tu exposerais ta mémoire aux reproches de tes légitimes descendans, pour leur avoir donné une misérable existence, qu’ils ne pourraient donner meilleure à ceux qui descendraient d’eux, et qui autoriserait toute ta race, en supposant qu’elle pût subsister long-temps, à te maudire jusqu’aux dernières générations. Tout méchant que le monde réformé nous suppose, il n’est pas certain que nous le soyions sans retour. Quoique nous trouvions la religion contre nous, nous n’avons pas encore entrepris d’en composer une qui s’accorde avec notre pratique. Ceux qui le font nous paroissent méprisables ; et nous ne sommes pas même assez ignorans pour nous dégrader jusqu’au doute. En un mot, nous croyons un état futur de récompense et de punition ; mais, avec beaucoup de jeunesse et de santé, nous espérons que le temps ne nous manquera pas pour le repentir ; ce qui signifie, en bon anglais, (ne m’accuse pas d’être trop grave, Lovelace ; tu l’es quelquefois aussi), que nous espérons de vivre pour les sens, aussi long-temps qu’ils seront capables de nous rendre service ; et que, pour quitter le péché, nous attendrons que le plaisir nous quitte. Quoi ! Ton admirable maîtresse sera-t-elle punie des généreux efforts qu’elle fait pour hâter ta réformation, et du désir qu’elle a d’en obtenir des preuves avant que de se donner à toi ? Concluons. Je t’exhorte à bien considérer ce que tu vas entreprendre, avant que de faire un pas de plus. Tu es à l’entrée d’une nouvelle carrière. Jusqu’à présent les apparences de ta marche sont