Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/523

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il voulait me traiter avec une bonté paternelle ; qu’il vouloit… ah ! Ma chère, quelle mortifiante tendresse ! Ma tante ne devait pas craindre, qu’on sut dans quels termes elle m’écrit. Un père à genoux devant sa fille ! Voilà ce qu’il est bien certain que je n’aurais jamais soutenu. J’ignore ce que j’aurais fait dans une occasion si triste. La mort m’aurait paru moins terrible que ce spectacle, en faveur d’un homme pour lequel mon aversion est invincible : mais j’aurais mérité d’être anéantie, si j’avais pu voir mon père inutilement à mes pieds. Cependant s’il n’avait été question que du sacrifice de mon penchant et d’une préférence personnelle, il l’aurait obtenu à bien moindre prix. Mon respect seul aurait triomphé de mon inclination. Mais une aversion si sincère ! Le triomphe d’un frère ambitieux et cruel, joint aux insultes d’une sœur jalouse ! Me dérobant tous deux, par leurs intrigues, une faveur, une pitié, dont j’aurais été sûre autrement ! Les devoirs du mariage si sacrés, si solennels ! Moi-même d’un caractère naturel qui ne m’a jamais permis de regarder le plus simple devoir avec indifférence ; à plus forte raison, un devoir volontairement juré au pied des autels ! Quelles loix d’honnêteté pouvaient m’autoriser à mettre ma main dans une main odieuse, à prononcer mon consentement pour une union détestée ; ajoutez, pour une union qui devait durer autant que ma vie ? N’ai-je pas fait là-dessus des réflexions plus longues et plus profondes que le commun des filles n’en fait à mon âge ? N’ai-je pas tout pesé, tout considéré ? Peut-être aurais-je pu marquer moins d’humeur et d’obstination. La délicatesse, si je puis m’attribuer cette qualité, la maturité d’esprit, la réflexion, ne sont pas toujours d’heureux présens du ciel. Combien de cas, dans lesquels je souhaiterais d’avoir connu ce que c’était que l’indifférence, si je l’avais pu sans une ignorance criminelle ! Ah ! Ma chère ! Les plus délicates sensibilités ne servent guère au bonheur. Quelle méthode mes amis s’étoient-ils proposé d’employer dans leur assemblée ? J’ose dire qu’elle porte le sceau de mon frère. C’était lui, je le suppose, qui devait me présenter au conseil, comme une fille capable de préférer ses volontés à celles de toute sa famille. L’épreuve aurait été vive ; il n’en faut pas douter. Plût au ciel, néanmoins, que je l’eusse soutenue ! Oui, plût au ciel ! Quel qu’en pût être le succès. On peut craindre encore, dit ma tante, qu’il n’y ait du sang répandu. Il faut qu’elle soit informée du téméraire projet de Singleton. Elle parle de précipice : daigne le ciel m’en préserver ! Elle écarte une idée à laquelle il m’est bien plus impossible de m’arrêter. Idée cruelle ! Mais elle doit avoir une pauvre opinion de la vertu qu’elle veut bien m’attribuer, si elle se figure que je ne suis pas au-dessus d’une honteuse foiblesse. Quoique je n’aie jamais vu d’homme d’une figure plus agréable que M Lovelace, les défauts de son caractère m’ont toujours préservée d’une forte impression ; et depuis que je le vois de près, je puis dire que j’ai pour lui moins de goût que jamais. En vérité, je n’en ai jamais eu si peu qu’à présent. Je crois de bonne foi que je pourrais le haïr (si je ne le hais pas déjà), plutôt du moins qu’aucun autre homme pour lequel j’aie jamais eu quelque estime. La raison en est sensible : c’est qu’il a moins répondu que d’autres à l’opinion que j’avais de lui ; quoiqu’elle n’ait jamais été assez haute pour me l’avoir fait préférer au célibat, qui aurait été mon unique choix, si j’avais eu la liberté de suivre mes inclinations. Aujourd’hui même, si je croyais ma réconciliation certaine