Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/539

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Telle fut ma première réflexion, avec un mêlange de pitié et d’amour redoublé, lorsqu’à mon retour, je trouvai cette charmante fille à peine revenue de plusieurs longs évanouissemens où l’avoient jetée la lettre de son exécrable sœur, la tête appuyée sur le sein de la fermière. Elle était noyée dans ses pleurs. Que la douleur avait de charmes sur son visage ! Ses yeux, qui se tournèrent vers moi lorsqu’elle me vit entrer, semblaient demander ma protection. Serois-je capable de lui manquer ? J’espère que non. Mais, toi, misérable Belford, pourquoi m’avoir mis dans la tête qu’elle peut être vaincue ? Et n’est-elle pas coupable aussi d’avoir pensé si tard, et avec tant de répugnance, à mettre sa confiance dans mon honneur ? Mais, après tout, si sa foiblesse et ses langueurs continuent dans cet excès, ne suis-je pas menacé, en l’épousant, de ne voir tomber entre mes bras qu’une femme vaporeuse ? Je serais doublement perdu. Non qu’après les deux ou trois premières semaines je me propose d’être fort assidu auprès d’elle : mais lorsqu’un homme a passé l’espace de quinze jours, dans ses premiers transports, à voltiger de fleur en fleur, comme une laborieuse abeille, et qu’il pourrait prendre du goût pour sa maison et pour sa femme, crois-tu qu’il ne soit pas insupportable d’être reçu par une Niobé dont il commence à sentir la froideur ? Que le ciel rende la santé et la vigueur à ma charmante ! C’est la prière que je lui fais à toute heure. Il faut bien qu’un homme qui se destine à elle, puisse reconnaître si elle est capable d’aimer autre chose que son père et sa mère. Ma crainte est qu’il ne dépende toujours d’eux de diminuer le bonheur de son mari ; et les haïssant d’aussi bonne foi que je fais, je suis extrêmement choqué de cette réflexion. Dans plusieurs points, je vois en elle plus qu’une femme. Dans d’autres, qui lui sont propres, je vois un ange. Mais dans d’autres aussi, je ne vois qu’une poupée. Tant de regrets pour son père ! Tant de passion pour sa famille ! Quel sera le rôle d’un mari avec une femme de cette trempe ? à moins, peut-être, que ses parens ne daignent se réconcilier avec elle, et que cette réconciliation ne soit durable. Ma foi, il vaut infiniment mieux, et pour elle et pour moi, que nous renoncions au mariage. Quelle délicieuse vie que celle d’un amour libre, avec une fille comme elle ! Ah ! Si je pouvais lui en inspirer le goût ! Des craintes, des inquiétudes, des jours orageux, des nuits interrompues, tantôt par le doute d’avoir désobligé, tantôt par une absence qu’on craint de voir durer toujours ! Ensuite, quels transports au retour, ou dans une réconciliation ! Quels dédommagemens ! Quelles douces récompenses ! Une passion de cette nature entretient l’amour dans une ardeur continuelle. Elle lui donne un air de vie qui ne s’affoiblit jamais. L’heureux couple, au-lieu d’être assis, de rêver, de s’endormir, chacun au coin d’une cheminée, dans une soirée d’hiver, paraît toujours neuf l’un à l’autre, et n’est jamais sans avoir quelque chose à se dire. Tu as vu, dans mes derniers vers, ce que je pense de cet état. Lorsque nous serons à Londres, je veux les laisser, comme sans dessein, dans quelque endroit où elle puisse les lire ; c’est-à-dire néanmoins, si je n’obtiens pas bientôt son consentement pour aller à l’église. Elle y apprendra quelles sont mes idées sur le mariage. Si je vois qu’elle ne s’en offense point, ce sera un fondement sur lequel je me réserve le soin de bâtir.