Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/59

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ancienne antipathie de collège, et qu’un amour méprisé. C’était la crainte que mes oncles ne pensassent à suivre en ma faveur l’exemple de mon grand-père ; crainte fondée, à ce qu’il semble, sur une conversation entre mes oncles, et mon frère et ma sœur, que ma tante m’a communiquée en confidence, comme un argument capable de me faire accepter les grandes offres de M Solmes, en me représentant que ma complaisance allait renverser les vues de mon frère et de ma sœur, et m’établir pour jamais dans les bonnes graces de mon père et de mes deux oncles.

Je vous rapporterai en gros cette confidence de ma tante, après une ou deux observations, que je crois moins nécessaires pour vous, qui nous connaissez tous si parfaitement, que pour mettre de l’ordre et une suite raisonnable dans mon récit.

Je vous ai entretenue plus d’une fois du projet favori de quelques personnes de notre famille, qui est de former ce qu’on appelle une maison  ; dessein qui n’a rien de révoltant d’aucun des deux côtés, particulièrement de celui de ma mère. Ce sont des idées qui naissent assez ordinairement dans les familles opulentes, auxquelles leurs richesses même font sentir qu’il leur manque un rang et des titres.

Mes oncles avoient étendu cette vue à chacun des trois enfans de mon père, dans la persuasion que, renonçant eux-mêmes au mariage, nous pouvions être tous trois assez bien partagés et mariés assez avantageusement pour faire, par nous-mêmes ou par notre postérité, une figure distinguée dans notre pays. D’un autre côté, mon frère, en qualité de fils unique, s’était imaginé que deux filles pouvaient être fort bien pourvues, chacune avec douze ou quinze mille livres sterling ; et que tout le bien réel de la famille, c’est-à-dire, celui de mon grand-père, de mon père, et de mes deux oncles, avec leurs acquisitions personnelles, et l’espérance qu’il avait du côté de sa marraine, pouvaient lui composer une fortune assez noble, et lui donner assez de crédit, pour l’élever à la dignité de pair. Il ne fallait pas moins pour satisfaire son ambition.

Avec cette idée de lui-même, il commença de bonne heure à se donner de grands airs. On lui entendait dire que son grand-père et ses oncles étoient ses intendans : que jamais personne n’avait été dans une plus belle situation que la sienne : que les filles ne sont qu’un embarras, un attirail dans une famille. Cette basse expression était si souvent dans sa bouche, et toujours prononcée avec tant de suffisance, que ma sœur, qui semble regarder aujourd’hui une sœur cadette comme un embarras , me proposait alors de nous liguer, pour notre commun intérêt, contre les vues rapaces de mon frère ; c’est le nom qu’elle leur donnait : tandis que j’aimais mieux regarder des libertés de cette nature ou comme autant de plaisanteries passagères, que je voyais même avec plaisir dans un jeune homme qui n’était pas naturellement de bonne humeur, ou comme un foible qui ne méritait que de la raillerie.

Mais lorsque le testament de mon grand-père, dont j’ignorais les dispositions comme eux avant qu’il fût ouvert, eût coupé une branche des espérances de mon frère, il marqua beaucoup d’indisposition pour moi. Et personne, au fond, n’en parut content. Quoique je fusse aimée de tout le monde, comme j’étais la dernière des trois enfans, père, oncles, frère, sœur, tous se crurent maltraités sur le point du droit et de l’autorité. Qui n’est pas jaloux de son autorité ? Mon père même ne put supporter de me voir établie dans une sorte d’indépendance ; car ils convenoient