Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/97

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Là-dessus, elle m’a pressée avec plus d’instances et de bonté que je ne puis le représenter, de faire connaître à mon père aussi-tôt qu’il serait rentré, que j’étais disposée à lui obéir ? Et sa crainte lui a fait ajouter encore une fois, que c’était pour son repos comme pour le mien.

Pénétrée des bontés de ma mère, extrêmement touchée de cette partie de son discours qui avait rapport à sa propre tranquillité, et à l’injustice qu’on lui faisait de la soupçonner d’une préférence secrète pour l’homme que toute la famille haïssoit, sur celui qui était l’objet de mon aversion, j’ai souhaité, ma chère, qu’il ne me fût pas absolument impossible d’obéir. Je suis entrée dans de nouvelles réflexions ; j’ai hésité, j’ai considéré, j’ai gardé le silence assez long-temps. Il m’était aisé de remarquer combien mon embarras donnait d’espérance à ma mère. Mais lorsque je suis revenue à penser que tout étoit l’ouvrage d’un frère et d’une sœur, poussés par des vues d’intérêt propre et d’envie ; que je n’avais pas mérité le traitement que j’essuyais depuis plusieurs jours ; que ma disgrâce était déjà le sujet des discours publics ; que l’homme étoit M Solmes, et que mon aversion était trop connue pour lui rendre mon consentement excusable ; qu’il paraîtrait moins l’effet du devoir, que la marque d’une ame lâche et sordide, qui chercherait à conserver les avantages d’une grande fortune par le sacrifice de son bonheur ; que ce serait donner, à mon frère et à ma sœur, un sujet de triomphe sur moi et sur M Lovelace, qu’ils ne manqueraient pas de faire valoir, et qui, malgré le peu d’intérêt que j’y prends par rapport à lui, pourrait être suivi de quelque fatal désastre ; d’un autre côté, la figure révoltante de M Solmes, ses manières encore plus désagréables, son jugement si borné ; le jugement, ma chère ! La gloire d’un homme ! Cette qualité indispensable, dans le chef et le directeur d’une famille, pour se conserver le respect qu’une honnête femme doit lui rendre, ne fût-ce que pour justifier son propre choix, et qu’elle doit souhaiter de lui voir rendre par tout le monde : sans compter que l’infériorité de M Solmes (je puis bien le dire à vous, et même, je crois, sans beaucoup de présomption) démontrerait, à tous ceux qui voudraient l’observer, quels auraient dû être mes motifs : toutes ces réflexions, qui me sont toujours présentes, se réunissant en foule dans mon esprit ; je voudrais, madame, ai-je dit en joignant les mains, avec une ardeur où tout mon cœur était engagé, souffrir les plus cruelles tortures, la perte d’un de mes membres, et celle même de la vie ; pour assurer votre repos. Mais chaque fois que, pour vous obéir, je veux penser avec faveur à cet homme-là, je sens que mon aversion augmente. Vous ne sauriez, madame, non, vous ne sauriez croire combien toute mon ame lui résiste… et parler de traités conclus, d’étoffes, de temps abrégés !… sauvez-moi, sauvez-moi, ô ma chère maman ! Sauvez votre fille du plus horrible de tous les malheurs.

Jamais on n’a vu sur un visage, plus vivement que sur celui de ma mère, la douleur exprimée sous des apparences forcées de colère ; jusqu’à ce que le dernier de ces deux sentimens l’emportant sur l’autre, elle s’est tournée pour me quitter, en levant les yeux et frappant du pied. étrange opiniâtreté ! C’est tout ce que j’ai pu entendre de quelques mots qu’elle a prononcés. Elle allait sortir, et moi, dans une espèce de transport, j’ai saisi sa robe ; ayez pitié de moi, ma très-chère mère ! Ne me renoncez pas tout-à-fait. Si vous vous séparez de votre fille, que ce ne soit pas avec les marques d’une réprobation absolue. Mes oncles peuvent avoir le