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Page:Rilke - Histoires du Bon Dieu.pdf/81

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hommes qui se sont retirés ainsi pour méditer sur la vie.

Il y eut un bref silence que je délimitai par les paroles suivantes :

— Cela me fait songer à une jeune fille. On peut dire que pendant les premières dix-sept années de sa vie claire, elle n’a fait que regarder. Ses yeux étaient si grands et si personnels, que tout ce qu’ils recevaient, ils le dépensaient eux-mêmes, et dans tout le corps de cette jeune créature la vie se déroulait, indépendante d’eux, nourrie de bruits simples et intimes. Mais à la fin de ce temps je ne sais quel événement trop violent dérangea ces vies distinctes qui se touchaient à peine : les yeux percèrent en quelque sorte vers le dedans et tout le poids du dehors tomba à travers eux dans le cœur obscur, et chaque jour s’abîmait avec une telle force dans ces regards levés et profonds que ce cœur éclata dans la poitrine étroite, comme un verre. Alors la jeune fille devint pâle, dépérit, chercha la solitude pour réfléchir, et enfin, d’elle-même, elle gagna ce silence où les pensées, sans doute, ne sont plus troublées.