Page:Ringuet - L’héritage, 1946.djvu/132

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

132
le sacrilège

objets. Bernier lui jeta un regard. Était-ce l’effet de la lumière vacillante que jetait la lampe fumeuse ? Ou l’effet du cognac ? Mais il eut un instant l’illusion que la bouche noire se relevait aux coins en un rictus.

— Et savez-vous ? Il y a tout de même de ces hasards. L’année n’était pas terminée que Hopai prenait le chemin d’Orofara. Lépreux ! Pour tout le monde, pour Hopai lui-même, pour Hopai surtout, c’était la sanction, le châtiment.

— C’est tout de même curieux, dit Bernier. Drôle de coïncidence. Et quand je dis drôle… !

— Coïncidence en effet, mon cher… Ce que vous ne savez pas, c’est que Hopai était le mari, le tané d’une canaque connue comme lépreuse, mais qu’on n’avait pas cru contagieuse.

Itiarii s’était doucement endormie aux pieds de Lémann, couchée par terre, ses longs cheveux lustrés à l’huile de coco répandus comme une coulée de lave sur la natte. Lémann détacha sa sandale et son pied nu caressa doucement ce tapis de soie humaine. Il y avait dans ce geste bizarre quelque chose d’infiniment tendre ; il l’aimait. Toupaha, lui, avait cessé de boire. Il tenait la bouteille vide par le goulot, à bout de bras et regardait, les yeux éteints, le narrateur, en suivant avec une constance d’ivrogne le mouvement de la main qui enlevait le cigare de la bouche, l’élevait un peu, puis le remettait en place.

— Et, savez-vous, les indigènes d’ici me guettent. Parfaitement, ils me guettent ; et ils sont patients. Ils attendent avec une foi inébranlable le jour de mon départ pour Orofara. Vous croiriez qu’après quatre ans… ! Pas eux… C’est peut-être pour cela que je n’ai pas quitté Vavaou. Ils croiraient que ça y est.

— Mais… si cela était arrivé ; si… enfin… vous aviez pris la lèpre… vous vous en seriez aperçu ? Ça se voit,