Page:Ringuet - L’héritage, 1946.djvu/145

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

145
le bonheur

à quarante-neuf sous et l’aîné de ses fils blasphémait dans son ivresse.

Lui, le père, qui avait autrefois connu le rire, bien que rare, semblait avoir ri pendant sa captivité tout le rire contenu dans sa vie d’homme. Les merveilleuses piqûres, apparemment, l’avaient à tout jamais guéri de rire en même temps que de son mal.

Il s’interrompait parfois, à la dérobée, de suivre la chronique de l’auto. Alors ses yeux, au ras du journal, ne voyaient, après les luxueuses voitures, que sa femme vieillie dont le caraco souillé traînait dans la cuvette à laver la vaisselle ; les lits où s’entassaient les jupons douteux maculant les draps ; les fenêtres opaques dont les hangars de planche noire bloquaient l’horizon. Devant les autres, il souffrait si l’on faisait allusion à son absence ; mais en lui germait un regret de toutes ces savoureuses illusions auxquelles il avait mordu et goûté.

Sa mémoire remuée lui livra un passé plus précis. Un jour que sa femme lui rapportait les injures du boucher à qui l’on devait encore, émergea en lui le souvenir du moment où il avait acheté l’hôtel Mont-Royal pour y loger les siens. Sa pensée connue, il eût rougi de honte ; mais cachée à tous et bien qu’il eût une conscience certaine de la fausseté de ces rêves et de leur perversité, quoiqu’il se défendît de s’y complaire, il se sentit par contraste étonnamment malheureux.

Bientôt, il se mit à vouloir recréer ces mirages, en une tentative d’évasion vers un monde irréel et magique. Avant de s’endormir, il fermait les yeux et forçait son esprit à courir éperdument à la recherche de ces joies perdues. Il réussissait parfois à retrouver sans trop d’efforts quelques-uns des mensonges qui les avaient engendrées ; il en aspirait alors l’opium avec