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MORCEAUX CHOISIS

s’y abreuve, et, après avoir relevé son mufle ruisselant, regarde à l’horizon d’un air étonné.

C’est seulement quelques lieues plus loin, au carrefour de trois vallées qui lui apportent leur liquide tribut, que l’humble cours d’eau se transforme en petite rivière. La géographie lui a déjà imposé son nom de fleuve, l’illustre nom qu’il gardera pour porter les imposants bateaux de mer et résister à l’impétueux effort des mascarets. Mais il n’est encore qu’un fleuve adolescent, que les vieux ponts de pierre enjambent d’une seule arche et qui conserve sa grâce champêtre. Il coule avec lenteur sous les ormes et les trembles entrelaçant leurs rameaux, et sur son eau calme et assombrie par les frondaisons profondes, le martin-pêcheur, en s’envolant, fait glisser son reflet bleu. Au printemps, c’est un concert sans fin, dans les buissons des deux rives ; et les libellules d’azur, posées par groupes sur les roseaux, semblent les notes de la musique que chantent tous les virtuoses ailés.

Le jeune fleuve, à peine canotable encore, est très solitaire. Tout au plus, de loin en loin, dans un bachot amarré à quelque tronc d’arbre, on aperçoit une veste de coutil, un bout de barbe grise sous un chapeau de paille, une longue canne à pêche et, au bout de la ligne, un petit flotteur qui s’en va tout doucement parmi les larges feuilles des nénuphars.

Mais il devient rapidement adulte, le jeune fleuve, et sa masse d’eau, toujours plus abondante, commence à faire son œuvre utile. Quand il passe près d’un village, il entend le rire bavard des laveuses aux bras nus et le bruit des battoirs rythmiques ; et il entraîne les bulles diaprées du savon. Ses premiers travaux conservent un caractère innocent et pastoral. C’est avec une sorte de complaisance heureuse qu’il entre dans le bief du moulin, qu’il se jette sur les palettes de la pesante roue pour la faire tourner, qu’il retombe en cascade avec un bouillonnement joyeux, qu’il s’amuse à balancer sur ses flots, un instant agités après leur chute, la coquette escadrille des canards.

Soudain, au détour d’un coteau, il reçoit son premier affluent. Deux fois plus large et plus profond, il mérite main-