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Le Vingtième Siècle

jamais pu découvrir en lui aucune trace de ces penchants, de ces idées préconçues, de ces préférences d’instinct que nous apportons en venant au monde, que nous tenons d’ancêtres lointains et qui germent dans notre cerveau et se développent d’eux-mêmes. L’esprit de Sulfatin, cerveau neuf, terrain absolument vierge, se développait régulièrement et logiquement, suivant ses observations personnelles. Extrêmement intelligent, manifestant une véritable fringale, pour ainsi dire, d’étude et de science, Sulfatin, ayant toujours vécu dans un milieu scientifique, devint peu à peu un ingénieur médical de premier ordre. Et, si l’esprit progressait sans cesse, le corps aussi se développait admirablement, défiant toute attaque des microbes innombrables et de toute nature parmi lesquels nous sommes condamnés à évoluer. Cet organisme tout neuf, sans aucune tare ni défectuosité physiologique atavique, ne donnait à peu près aucune prise aux maladies qui nous guettent tous et trouvent, hélas ! trop souvent le terrain préparé.

L’autre compagnon de voyage, M. Adrien La Héronnière, n’est pas taillé sur le modèle de Sulfatin, le pauvre hère ! Regardez cet homme chétif et maigre, long plutôt que grand, aux yeux caves abrités sous un lorgnon, aux joues creuses sous un front immense, au crâne rond et lisse semblable à un œuf d’autruche posé dans une espèce de coton rare et filandreux, tout ce qui reste de la chevelure, relié par quelques mèches à une barbe rare et blanche. Cette tête bizarre tremble et oscille constamment dans le faux-col qui soutient le menton, elle se relie à un corps lamentable et macabre, ayant l’apparence d’un squelette habillé dont on s’étonne de ne pas entendre claquer et cliqueter les os au moindre souffle.

Pauvre débris humain, hélas ! triste invalide civil, carcasse ridée, broyée, triturée, concassée et décortiquée pour ainsi dire, par tous les féroces engrenages, les courroies infernales, les rouages à l’allure frénétique de cette terrible machinerie de la vie moderne.

Vous donnerez par politesse à ce pauvre monsieur un peu moins de soixante-dix ans, pensant le rajeunir, et, en réalité, ce vénérable aïeul n’en a que quarante-cinq !

Oui, Adrien La Héronnière est l’image parfaite, c’est-à-dire poussée jusqu’à une exagération idéale, de l’homme de notre époque anémiée, énervée ; c’est l’homme d’à présent, c’est le triste et fragile animal humain, que l’outrance vraiment électrique de notre existence haletante et enfiévrée use si vite, lorsqu’il n’a pas la possibilité ou la volonté de