Page:Rodenbach - L’Élite, 1899.djvu/35

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Baudelaire examinait avec soin toutes les marchandises entassées ; puis, dévisageant le charbonnier :

— Comment ? C’est à vous, tout cela ! Et vous ne vous asphyxiez pas ?

Des mystifications de ce genre (et on en raconte de nombreuses, plus ou moins authentiques) étaient sans doute le résultat d’un entraînement, un jeu de solitaire et d’incompris. À l’origine, Baudelaire dut y trouver un moyen de se mettre en garde contre la bêtise qui aurait pu rire de lui, ne le comprenant pas. Il prit l’avance et, le premier, se moqua. Ce fut une sorte de légitime défense.

Car, après avoir reconstitué l’âme foncière de ce poète, on songe : « Comme il s’est trouvé en exil dans la vie ! Il a marché vraiment parmi des étrangers. Il n’a pas parlé la même langue que les autres. Sa conversation naturelle devait paraître à beaucoup inintelligible ou ridicule, ses raffinements de pensée et de langue ahurir autant que ses mystifications. »

C’est qu’il a considéré la vie au point de vue de l’Éternité. Il n’a pas été pareil aux autres ; il n’a pas été conforme, ce qui est le grand crime, comme il disait lui-même. De là son destin maudit, son génie insoupçonné, sa vie lamentable, en proie à l’affront, à l’ignorance, à la pauvreté.