Page:Rodenbach - Le Carillonneur, Charpentier, 1897.djvu/104

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d’être trahi, son ivresse de vivre, ses deuils, sa peur de l’ombre que les doigts, levés sur les trous, tempéraient d’un peu de lumière insinuée. Dans la flûte de pierre du haut beffroi, le carillonneur ainsi s’interprétait lui-même. Confidence formidable ! Toute son âme était ébruitée. Par l’air qu’il jouait, on pouvait savoir s’il faisait jour ou nuit dans son âme.

Cette fois, ce furent des chants de renouveau, tout un éveil de forêt, un friselis de feuilles après la pluie, le cor et la chasse dans l’aube. Les cloches bondirent, courant l’une après l’autre, s’agglomérant, s’éparpillant, meute nerveuse et multicolore… Borluut, allègre, dominait leur bruit, les mains frémissantes, comme s’il y avait une odeur de proie dans le vent. Il rêva des butins, la conquête de l’avenir ; il se sentit fort et triomphant, et, tandis qu’il plaquait ses mains au clavier, ce fut d’un air de dompteur et comme s’il forçait les dents d’une bête vaincue.

Borluut se retrouva consolé, viril, en allé si loin de sa peine et de lui-même, si changé déjà ! Il se semblait être en voyage, parti après un chagrin ou un désastre qui s’effaçait, s’abolissait en lui. Par minutes, le souvenir renaissait, la pensée qu’il faudrait rentrer dans la maison où il avait souffert. Ah ! si le voyage pouvait durer toujours, et l’oubli avec lui ! Le carillonneur, ces jours-là, même après le jeu des cloches, demeurait longtemps encore dans la tour.