Page:Rodenbach - Le Carillonneur, Charpentier, 1897.djvu/159

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Borluut se sentait comme dans une maison plus claire, dans un air plus tiède. Les grands yeux de Godelieve semblaient deux nouvelles fenêtres, ouvertes toutes grandes. Il faisait moins triste en cet intérieur longtemps morne. On entendait des voix, sonores comme les voix dans des ruines. À table, durant les repas moins abrégés, on causait maintenant. Joris exposait ses projets, ses ambitions ; Godelieve s’intéressait, attirait Barbe dans la conversation. Parfois elle évoquait la mémoire de son père, à propos d’un détail, d’un mets préféré, d’une victoire de la Cause. Souvenir commun, où tous les trois se rencontraient ! Et, de regretter ensemble, d’avoir aimé ensemble, le vieil antiquaire, ils se sentaient plus proches. C’était comme s’ils se prenaient les mains pour entourer son tombeau.

À mesure que les mois s’écoulèrent, Borluut s’étonna de plus en plus de cette douceur de Godelieve. Jamais rien encore ne l’avait entamée une minute, pas même les impatiences de Barbe qui se tournaient parfois contre elle. Humeur inaltérable, séraphique mansuétude ! Sa voix allait et venait, se dépliait et se repliait ; on aurait dit une grande aile blanche, toujours égale, avec les mêmes mots sans tache, le même arpège de plumes. Il en venait un apaisement, la candeur d’une brise du ciel, on ne sait quoi qui pacifie et lénifie. Borluut comprenait à présent la tendresse du vieux Van Hulle pour Godelieve, son existence claustrale et jalouse auprès d’elle ;