Page:Rodenbach - Le Carillonneur, Charpentier, 1897.djvu/163

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brume légère, brouillard d’aube dans le cœur des jeunes filles, qui bientôt se dissipe. Le trouble, chez elle, avait dû persister. Joris se rappelait, en effet, l’autre scène, plus tard, quand, à la prière de Farazyn, et pour complaire à Barbe, il lui conseilla ce mariage ; aussitôt elle apparut pleine d’angoisse, le visage bouleversé, le geste suppliant : « Ne dites pas cela, vous, surtout vous ! » Elle n’avait rien dit de plus ; il s’était tu, devinant un grand secret mort qu’il ne voulait pas savoir.

À présent, une curiosité le prenait d’éclaircir ce mystère. C’est peut-être à cause de ce seul amour non abouti qu’elle renonça pour toujours. Il y a des cœurs qui ne sont pas faits pour les recommencements. Ayant manqué son mariage avec lui, elle aura abdiqué tout mariage. Et cela sans rancune ni aigreur contre personne ni contre la vie, en toute résignation et douceur, ayant plié en elle son chaste amour comme les mousselines d’une petite mariée qui serait décédée le matin de ses noces.

Joris se désolait à évoquer tout ce passé où il côtoya le bonheur, sans le deviner, sans le saisir ; il s’attendrissait aussi, sur lui-même, sur Godelieve, sur la misère de la vie. Ému, inquiet d’on ne sait quoi, il se demandait encore, comme à voix basse :

— Maintenant, est-elle tout à fait guérie ?

Elle apparaissait si placide, les yeux ailleurs, moins l’air de marcher que de planer. Et nul trouble dans sa voix posée, dans ses paroles uniformes, donnant