Page:Rodenbach - Le Carillonneur, Charpentier, 1897.djvu/178

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chaude et sanguine comme un teint, parmi cette animation de jeux, de franches paroles, de longues libations où la bière flamande coule et mousse. C’était un coin de vie populaire, intact et savoureux, une image coloriée du passé, sauvée par hasard. Borluut s’y rapprocha des hommes, familier et bon. Une popularité lui en vint. Il eut là bientôt une cohorte dévouée, qui l’admirait, qui l’aima.

Durant ses journées inoccupées, Joris retourna voir Bartholomeus, qu’il avait, un moment, délaissé. Incapable de travailler lui-même, obsédé par Godelieve et son amour, il alla s’installer chez le peintre des après-midi entiers, causer art, fumer, rêvasser. Depuis longtemps il n’avait pas vu son ami. Bartholomeus s’était isolé, cloîtré complètement, pour mieux appartenir à son travail, réaliser dans la solitude et le silence total cette longue fresque dont il voulait faire l’œuvre de sa vie, l’aboutissement de son grand rêve de gloire.

— Eh bien ! où en es-tu ? demanda Joris.

— J’avance. Toujours des études, des recherches pour certains morceaux… Mais l’ensemble est terminé.

— Montre-moi.

Borluut faisait mine de se lever, d’aller vers les murs où des toiles s’entassaient, mais retournées, mystérieuses avec la croix de bois du châssis, qui les signait. Aussitôt Bartholomeus, inquiet, s’élançait, les défendait d’un geste frileux. Il n’aimait pas