Page:Rodenbach - Le Carillonneur, Charpentier, 1897.djvu/182

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Il raconta l’obsession de l’idée, survenue comme une rencontre, comme une passion qui envahit ; et l’intimité avec l’idée, les muets entretiens où elle se dévoile ou se refuse ; tantôt expansive, tantôt froide et comme boudeuse. Va-t-on en triompher ? Voilà qu’elle apparaît toute nue sur la toile. Et les caresses du doux pinceau, lentes ou fiévreuses ! Plus de répit ! Même la nuit on en rêve ; on la voit plus belle, adorée par les siècles.

Tandis qu’il parlait, Joris écoutait, confrontait : c’est bien ainsi qu’il aimait Godelieve, éprouvait sa hantise, conversait mentalement avec elle, la retrouvait jusque dans son sommeil. Est-ce que vraiment l’amour de l’art donne les mêmes ivresses que l’amour de la femme ? Joris venait de juger le bonheur du peintre, un bonheur plus uni et plus sûr, plus noble peut-être. Il se sentit une inquiétude, des commencements de remords. Lui aussi, naguère, aima son art, poursuivit une œuvre, grande et durable, rêva la restauration et la résurrection de Bruges. Maintenant, il allait sacrifier l’amour de la ville à l’amour de Godelieve.

Pour la première fois, un doute lui vint, une reprise de lui-même, une hésitation devant l’aventure.

Aussi, en s’en retournant chez lui, il demeura troublé, hésitant, n’osant pas regarder les vieilles façades, les eaux inertes, les couvents clos, tout ce qui conseillait le renoncement à la vie, le culte de la