Page:Rodenbach - Le Carillonneur, Charpentier, 1897.djvu/193

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Barbe, intervenant, n’avait d’un coup, d’un baiser irrémédiable, violenté et ruiné tout leur avenir.

Mais aujourd’hui l’erreur se réparait d’elle-même. Les circonstances devenaient complices. Dieu lui-même semblait les tenter.

C’était l’heure de rétablir leur destinée.

Durant tout le jour, ils jouirent délicieusement de l’illusion que rien n’avait été de ce qui fut. À table, en tête à tête, pas une fois ils n’eurent l’impression d’une place vide et à aucun moment l’absente ne fut entre eux.

Le soir seulement, à l’approche de l’heure du coucher, Joris se troubla, s’enfiévra ; il tomba à des silences où il évoquait, en lui-même Godelieve dans sa chambre, parmi la blancheur des linges déjà intimes. Il se la figurait, en s’aidant des aspects qu’elle eut certains jours de naguère, pas coiffée encore, et en robe d’intérieur, négligé du matin dont elle ne soupçonnait pas l’excitation et la secrète collaboration pour les images futures. Joris se la représentait rose sur l’oreiller avec, tout autour, le ruisseau blond de ses cheveux, des méandres jouant autour de la tête. Il aurait tant voulu la voir dormir.

La soirée se prolongeait. Aucun n’osait donner le signal de se quitter. C’était presque anormal de se quitter. Ils avaient passé la journée à deux, rien qu’à deux, couple extasié, parfaits amants qui se ressemblent, pensent la même chose sans se le dire, vibrent à un tel unisson qu’ils se taisent ensemble pour