Page:Rodenbach - Le Carillonneur, Charpentier, 1897.djvu/263

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que le canal fonctionne bien sur cette distance de quatre lieues, et puisse livrer passage, sans arrêt, aux gros navires, une ville n’est pas seulement un port parce qu’elle est jointe à la mer. Avoir des bassins, c’est quelque chose ; il faut encore et surtout posséder des maisons de commerce, des débouchés, des comptoirs, des gares, des banques ; il faut être un peuple jeune, actif, riche, fiévreux, hardi. Pour faire le commerce, il faut avoir des commerçants, amener les juifs.

Tout cela, Bruges ne le pourra jamais. Dans ce cas, être un port constitue un simulacre et un vain luxe.

Borluut affirma en s’échauffant :

— Le but qu’on poursuit ici est chimérique. Certes, Bruges fut un grand port, jadis ! Mais est-ce qu’on ressuscite les ports ? Apprivoise-t-on la mer, et la fait-on revenir aux habitudes qu’elle a quittées ? Est-ce qu’on renouvelle les chemins effacés sur les vagues ?

Tout en parlant, Borluut sentit lui-même la dissonance de son discours avec cet auditoire morne. Il avait supposé la lutte, la contradiction, une assemblée de vraie foule, frémissante, nerveuse, et qu’une parole sincère enivre comme une fontaine de vin. Il reconnut que tous ses mots se délayaient aussitôt, se décoloraient dans cette fumée des pipes, dans ce brouillard qu’on eut dit — extériorisé et sensible dans l’air — celui du cerveau même des assistants, qui lui opposaient son indolence, son invincible unanimité grise. Borluut, donc, ne les atteignait pas, ne com-