Page:Rodenbach - Le Carillonneur, Charpentier, 1897.djvu/73

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Alors Barbe avoua avec vivacité, les mots sortant comme par jets, comme les saccades d’une source trop comprimée et colère :

— J’ai… j’ai ma vie ! Je voudrais changer de vie !

Alors elle raconta sa monotone existence de jeune fille. Son père, prétendait-elle, ne l’aimait pas. Il voua tout son cœur à la cadette, qui lui ressemblait. C’étaient sans cesse des arrangements entre eux, dont elle était exclue. Ils avaient l’un pour l’autre des attentions, des familiarités, des tendresses… Et toujours d’accord… Et toujours ensemble… Ils passaient des journées entières, côte à côte, dans le Musée d’horloges par exemple — son père travaillant à l’établi, démontant des rouages, tout à sa manie ; Godelieve auprès, à son carreau de dentellière — et de temps en temps ils se souriaient par-dessus leur ouvrage. Elle, elle n’était pas faite pour ces fadeurs… Voilà pourquoi, ni son père ni sa sœur ne l’aimaient. Elle était chez elle comme une intruse.

Barbe eut de nouveau un commencement de pleurs…

— Ah ! oui, je voudrais changer de vie, répéta-t-elle.

Joris s’émouvait de la voir si en peine. Elle était belle ainsi, plus belle de la défaite d’elle-même, de ses yeux que des essais de larmes taillaient à facettes.

Joris se sentit troublé profondément. Un immense désir qu’elle fût heureuse et lui dût son bonheur soudain le traversa. Sa bouche, où quelques pleurs