Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/176

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et on leur ôte leurs habits. Le meilleur honneur qu’elles puissent rencontrer dans ces maisons, c’est de devenir batteuses de pavé et de courir de duègne en duègne chargées de messages. Jamais elles n’entendent leurs noms dans la bouche de leurs maîtresses, mais toujours : « Drôlesse par-ci, carogne par-là. Où vas-tu, teigneuse ? Qu’as-tu fait, mauvaise ? Pourquoi as-tu mangé cela, goulue ? Comment as-tu nettoyé la poêle, cochonne ? Pourquoi n’as-tu pas essuyé ma robe, sale ? Comment as-tu dit cela, sotte ? Qui a brisé ce plat, maladroite ? Qui a perdu l’essuie-main, négligente ? Tu l’auras donné à ton amant, voleuse ! Viens ici, mauvaise fille ; je ne vois plus la poule mouchetée, cherche-la vite, sinon je te la fais payer sur tes premiers gages. » Puis par-dessus tout cela, des claques, des égratignures, des coups de bâton, des coups de poing. Rien ne peut les contenter, rien n’est à leur goût. Leur plaisir est de crier, leur bonheur de se mettre en colère ; le mieux fait les contente le moins. C’est pour cela, mère, que j’ai mieux aimé vivre dans ma petite maison seule et maîtresse, que dans ces riches palais soumise et captive.

Célestine Tu fais bien, tu sais ce que tu fais. Les sages disent que mieux vaut une miette de pain avec la paix, qu’une maison pleine de provisions avec des querelles90. N’en disons pas davantage, voici Lucrèce.

Lucrèce. Grand bien vous fasse, ma tante et la compagnie. Dieu bénisse des gens tels et si honorables !

Célestine Tels gens, ma fille ? Est-ce beaucoup que tu as voulu dire ? Il paraît bien que tu ne m’as pas connue à l’époque de ma prospérité, il y a aujourd’hui vingt ans. Hélas ! qui m’a vue alors et me voit maintenant doit avoir le cœur déchiré de douleur. J’ai vu, mon amour, à cette table où sont assises en ce moment tes cousines, neuf jeunes filles de ton âge, car l’aînée n’avait pas plus de dix-huit ans et aucune n’en avait moins de quatorze. Voilà le monde, il passe, il suit le chemin qui lui est tracé ; ses sources, ses