Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/179

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jamais du meilleur qui se buvait dans la ville ; il venait de divers pays, de Murviedro, de Luque, de Toro, de Madrigal, de Saint-Martin et de tant d’autres lieux, que bien que ma bouche se souvienne encore de la diversité des goûts et des saveurs, ma mémoire ne retient pas les noms de tous les terroirs ; c’est beaucoup qu’une vieille comme moi, en goûtant un vin, puisse dire d’où il est92. Puis venaient des curés sans casuel ; on n’offrait pas plus tôt le pain bénit que, lorsque le paroissien baisait l’étole, son offrande était du premier coup dans ma maison. Des garçons, drus et pressés comme pierres à bâtir, entraient par ma porte chargés de provisions. Je ne sais comment je puis vivre après être tombée d’un tel état.

Areusa. Pour Dieu ! puisque nous sommes venus pour prendre du plaisir, ne pleure pas, mère, ne te désole pas, Dieu remédiera à tout.

Célestine. J’ai assez de sujets de larmes, ma fille, quand je me souviens d’un temps si heureux et d’une vie telle que celle que je menais ; j’étais tellement choyée par tout le monde, qu’il n’y eut jamais fruits nouveaux dont je ne goûtasse avant que les autres sussent s’il en était déjà venu. On était sûr d’en trouver chez moi si on en cherchait pour quelque envie de femme grosse.

Sempronio. Mère, le souvenir du bon temps n’est d’aucun profit ; on ne peut le faire revenir, on n’y gagne que de la tristesse ; c’est là ce qui t’arrive, et tu viens de nous ôter le plaisir des mains. Quittons la table, allons nous réjouir, et toi, mère, donne réponse à cette demoiselle qui est venue ici.

(Ils sortent.)

Célestine. Lucrèce, ma fille, laissons là ces bavardages et dis-moi ce qui me procure ta bonne visite.

Lucrèce. En vérité, j’avais déjà oublié le but principal de mon message en t’écoutant parler de cet heureux temps. Je passerais sans manger une année entière à t’entendre, à penser à la joyeuse vie que