Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/181

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obligée de lui découvrir maintenant ma passion, ce dont il ne me saura plus gré ? Peut-être, n’espérant plus de moi une réponse favorable, aura-t-il porté ses regards et son amour vers une autre ? N’aurait-il pas éprouvé plus de plaisir si je me fusse rendue à sa prière, qu’il n’en ressentira maintenant que je me sens forcée de m’offrir à lui ? Ô Lucrèce, ma fidèle servante ! que diras-tu de moi ? que penseras-tu de ma raison quand tu me verras publier ce que je n’ai jamais voulu te découvrir ? Comme tu t’épouvanteras de me voir ainsi jouer mon honnêteté et ma pudeur, que j’ai toujours conservées comme doit faire une jeune fille bien surveillée ! Je ne sais si tu auras deviné le sujet de ma douleur. Oh ! que je voudrais te voir arriver avec cette médiatrice de mon salut ! Ô Dieu puissant ! toi que les malheureux implorent ! toi à qui les gens passionnés demandent guérison, à qui les blessés demandent soins et secours ! toi à qui obéissent les cieux, la mer, la terre et les profondeurs infernales ! toi qui as soumis aux hommes toutes les choses ici-bas ! je te supplie humblement de donner à mon cœur ulcéré assez de force et de patience pour que je puisse dissimuler ma terrible passion. Ne permets pas que se déchire ce voile de chasteté qui couvre mes amoureux désirs ; que je puisse cacher ma douleur ou du moins lui donner une autre cause. Mais comment pourrai-je le faire, souffrant aussi cruellement que je souffre de la morsure venimeuse que m’ont faite la vue et la présence de ce cavalier ? Ô femmes ! que vous êtes faibles et fragiles ! pourquoi ne vous a-t-il pas été permis aussi bien qu’aux hommes de découvrir votre amour ardent et douloureux ! S’il en était ainsi, Calixte ne se plaindrait pas et je ne souffrirais pas.

Lucrèce, en dehors. Mère, attends un peu près de la porte, je vais entrer voir à qui parle ma maîtresse. Entre, entre, elle est seule.

Mélibée Lucrèce, laisse tomber la portière. Sois la bienvenue, bonne et honorable vieille. Vois, le sort et