Page:Rojas - Lavigne - La Celestine.djvu/85

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voyant elle comprenne la peine que me cause ce feu qui me brûle, et dont l’ardeur m’a empêché de lui dépeindre le tiers de ce que je souffre, tant il retient et paralyse ma langue et ma pensée ! Toi qui es libre de semblable passion, tu pourras lui parler tout à ton aise.

Sempronio. Seigneur, je voudrais partir pour obéir à vos ordres, je voudrais rester pour adoucir vos peines : votre crainte me chagrine, votre solitude me retient. Je veux prendre conseil de l’obéissance, je pars et je vais presser la vieille. Mais comment m’en irai-je ? car lorsque vous êtes seul, vous parlez à tort et à travers, comme un homme qui a perdu l’esprit : vous soupirez, vous gémissez, vous faites de mauvais vers, vous désirez la solitude et l’obscurité, vous cherchez mille manières de penser à vos tourments. Si vous continuez, vous ne pourrez éviter la mort ou la folie, à moins que vous n’ayez près de vous quelqu’un qui vous égaye, qui vous dise des choses agréables, qui vous chante de joyeuses chansons, des romances, qui vous raconte des histoires, qui écrive des vers, qui imagine des contes, qui joue aux cartes, enfin qui sache chercher quelque genre de doux passe-temps, pour ne pas laisser vos pensées s’arrêter sur le cruel traitement que vous a fait supporter cette dame au premier aveu de vos amours.

Calixte. Homme simple, ne sais-tu pas que les larmes adoucissent la peine ? combien il est doux aux affligés de se plaindre de leur tourment ? quel soulagement procurent les soupirs les plus déchirants ? combien les larmes et les gémissements diminuent la douleur ? Tous ceux qui ont écrit sur les consolations ne disent pas autre chose.

Sempronio. Lisez plus avant, tournez la feuille, vous y verrez qu’ils disent que se fier au temps et chercher matière à la tristesse, c’est un même genre de folie35. Macias, l’idole des amants, se plaignait de l’oubli parce qu’il n’oubliait pas36. La peine d’amour est dans la méditation, le repos se trouve dans l’oubli.