Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/1205

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pénétré je ne sais comment, qu’Eudora[1] avait envoyé trois fois me témoigner son impatience. La mienne était aussi grande, mais j’étais accablée par la chaleur et commandée par mille petites sollicitudes ; je me suis rendue à Sainte-Marie dans l’intention d’y embrasser ma fille et de l’y laisser jusqu’au lendemain, que je serais bien établie et que nous pourrions agir ensemble ; la pauvre petite s’est précipitée dans mes bras avec des sanglots d’attendrissement et je lui ai si bien répondu qu’il a été facile de juger, pour les spectateurs, que nous n’étions pas disposées à nous quitter ; aussi sommes-nous revenues ensemble, sans que je lui aie seulement dit que j’avais eu un autre projet ; j’avais compté sans mon hôte. — Au reste, il ne faut pas se le dissimuler, ta fille est sensible, elle m’aime, elle sera douce, mais elle n’a pas une idée, pas un grain de mémoire ; elle a l’air de sortir de nourrice et de ne promettre aucun esprit. Elle m’a joliment brodé un sac à ouvrage et elle travaille un peu de l’aiguille ; d’ailleurs, aucun goût n’est né chez elle et je commence à croire qu’il ne faut pas s’obstiner à en attendre beaucoup, bien moins à en exiger. Je t’en dirai plus long lorsque je l’aurai étudiée davantage.

J’aurais grande envie pour elle d’aller incessamment à Lyon, car son habillement et sa chaussure ne sont propres qu’à lui ôter toutes les grâces de la taille et du pied, et il n’y a personne ici qui fasse mieux ; mais la campagne me presse : il n’y a pas eu de pluie depuis la Saint-Jean, l’eau manque partout, tout est grillé ; le bosquet commencé, la charmille naissante, le petit pré, les prés même du vallon, tout est mort. Il n’y a rien, absolument rien au jardin ; il faudra que j’achète et fasse venir de la ville des légumes et de la salade, si je veux en manger. Les raisins sont très avancés, on va vendanger autour de Villefranche et il faudra que nous en fassions autant avant quinze jours[2] ; rien n’est préparé ; j’ai dit à André[3] de presser le tonnelier

  1. Rappelons qu’Eudora Roland était en pension chez les dames de la Visitation de Sainte-Marie.
  2. On vendange toujours, à Theizé, sur les hauts coteaux, plusieurs jours plus tard que dans la plaine.
  3. Nous ne retrouvons pas le nom de ce serviteur aux inventaires des scellés de 1793.