Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/480

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pas manquer notre vieux chevalier[1] chez M. Tronchin, ne pouvait être des nôtres. Comme l’argent s’en va de tous les côtés dans cette ville bénite, je cherche pour l’épargner les dernières places des spectacles, et alors il faut racheter l’économie par le temps ; car ces places étant en petit nombre et pour la plus grande partie della gente, on est obligé, d’y courir à qui sera plus tôt arrivé. Le pauvre ami, bien las d’ailleurs, s’est fait serrer les cotes et nous avons trouvé deux places où, bien pressés, bien entassés, bien échauffés, bien embaumés, nous avons vu les Danaïdes. C’est un grand et imposant spectacle par sa pompe et ses variétés ; il amuse et occupe plus encore qu’il n’intéresse. Ce n’est pas que l’attention ne soit toujours soutenue el qu’il n’y ait des moments d’émotion, mais on n’éprouve point ce vif attachement, ces transports et ces déchirements qu’on ressent à l’occasion de personnages dont les caractères ont eu le temps de se développer et auxquels on s’identifie. Comment s’attacher à cent personnes qu’on voit là pour la première fois et dont on ne sait rien de particulier qui les fasse beaucoup valoir par elles-mêmes ? Lyncée n’est pas plus connu, plus intéressant que les autres, quoiqu’il paraisse ici davantage. Hypermnestre seule montre un caractère attachant ; mais, au reste, ce défaut de développement de caractères, et d’intérêt en conséquence, est plus ou moins, je crois, dans tous les opéras où les accessoires étouffent toujours le principal. L’ouverture (je parle de la musique) a des parties très expressives ; le premier acte ne m’a pas paru le meilleur ; il y a quelque chose de vague et les airs de danse ne m’en plaisent pas ; mais la musique du second acte est d’un grand caractère et d’une forte expression ; au troisième, elle est charmante

    pas tourné à l’intrigue, vous auriez une solliciteuse impayable. Fatigués tous les deux, de la tête et du corps, nous sommes allés hier voir les Danaïdes, et, quelque tourment que la gêne nous ais fait éprouver, nous avons eu beaucoup de plaisir. Je lui laisse celui de vous le peindre. Aujourd’hui nous avons le projet d’aller avec la petite sœur visiter la pompe à feu de Chaillot. Reste à savoir si la lassitude ne s’y opposera pas…

  1. Voir lettre du 24 avril 1784. — Nous n’avons pu découvrir le nom de ce vieux chevalier, de ce « Nestor ». — M. Tronchin est le fermier général dont il est question dans la lettre du 27 mars 1784.