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[À BOSC, À PARIS[1].]
28 avril [1785, — de Villefranche].

Ce n’est que demain le courrier, je vous ai écrit hier ; il n’est que neuf heures du matin, j’ai mille choses à faire ; mais je reçois votre aimable causerie du 25, et me voilà aussi à jaser : il ne faut guère me provoquer pour me rapprocher ainsi de ceux que j’aime.

Je viens d’avoir des nouvelles de mes hommes par l’un des vignerons qui, tous les jeudis, apporte les petites provisions, le beurre, les œufs, les légumes, etc. : ne sont-ce pas là de jolies choses à mettre dans une lettre ? Mais elles font bien au ménage, et elles rappellent l’attirail champêtre ; elles sont riantes sous ce dernier aspect. Mon pauvre pigeon est tout transi du vent qu’il fait : je ne le verrai pourtant pas de sitôt, car le frère revient samedi pour confesser des nonnes, et il faut que l’autre demeure à surveiller les travaux de la cave. Tous nos gens sont là-bas, ou là-haut pour mieux dire ; nous ne sommes que des cornettes au logis : et, voyez ma simplicité ! je n’ai pas seulement un étourneau pour m’amuser. Ce n’est pas qu’il en manque en ville, mais ils ne sont pas séduisants. Les jeunes gens, en général, ne sont pas bien ici ; et cela n’est point étonnant, les femmes n’y entendent rien : il faut des voyages, des comparaisons pour les décrasser ; aussi reviennent-ils hommes plus aimables, tandis que les femmes restent dans leur petite allure et avec leurs petites grimaces, qui n’en imposent à personne. Je crois que mon expérience serait d’un grand secours à votre savoir lavatérique, si j’éclairais vos observations sur le visage que vous étudiez, et dont les lèvres vous font de la peine. La nature l’a faite bonne et lui a donné non de l’esprit, mais un sens droit ; l’éducation n’a rien développé ni cultivé chez elle ; il ne faut y chercher ni idées au-dessus de l’ordre commun, ni goût, ni délicatesse, ni cette fleur de sensibilité qui tient à une organisation exquise ou à un esprit cultivé. Joignez à cela, d’une part, l’aisance ordinaire que donne l’usage du monde ; de l’autre, le goût et l’habitude de commander les hommes sans avoir le talent de les bien tenir à leur place ou, si vous voulez, dans leur rang, et vous aurez la clef de

  1. Bosc, IV ; Dauban, II, 528.