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que le terrible effet de leurs libelles s’amortissait insensiblement, s’écria, dans un moment de rage et avec le ton et un mouvement de désespoir : « Je vous l’avais bien dit, nous l’avons calomnié trop tôt. Il fallait attendre ce moment. » On frémit d’horreur quand on songe que le poignard et le poison sont moins dangereux, et ceux qui les administrent, moins atroces. C’est cet abominable homme qui a osé dire en pleine Assemblée (je l’ai entendu) que « la paix était le souverain bien du peuple, et que la liberté pour lui n’était qu’un superflu », que l’idée en était si fine, qu’elle était au-dessus de ses conceptions, et qu’il fallait même se garder de lui en parler, que cela ne servirait qu’à troubler son repos et l’entraîner dans les plus grands malheurs, l’anarchie, le meurtre, le pillage, l’incendie, etc., etc. ; et les tribunes et le peuple d’applaudir à tout rompre. Que voulez-vous espérer de gens qui chantent la servitude et baisent les mains à leurs bourreaux ! Adieu.


Paris, le 6 septembre 1791.

Ma moitié, notre ami, est partie samedi au soir par la diligence de Lyon ; elle ne se portait pas très bien, et je n’ai pu encore en recevoir des nouvelles. Je suis triste : il se passe ici des choses affreuses, des horreurs aux élections : ce sont tous les jours de nouvelles infamies répandues dans l’assemblée des électeurs et affichées contre les murs. On en est venu à dire tout haut que les talents, le savoir, la diction, les connaissances, l’éducation, etc., n’étaient point ce qui était nécessaire ; que le plus souvent, au contraire, cela ne servait qu’a prolonger les discussions, embrouiller les affaires et les terminer par des sottises. Et l’on agit vraiment d’après ces grands principes ; ainsi Brissot est éloigné à Paris, d’autres le sont à Lyon, à Rouen, à Amiens, car j’apprends que c’est partout de même. Je suis mécontent de votre ami Garran ; il a une trop forte dose d’amour-propre et d’égoïsme qui percent à travers un ton de fermeté et de droiture que je ne conteste pas, mais que je ne juge pas tout à fait comme avant telles époques ; il a manqué, selon moi, à son ami Brissot au point que je puis bien attester, à part moi et dans ma conscience, que cet ami n’est point son ami, et que tes gens de sa trempe n’en ont qu’un qui l’emporte sur tous les autres, c’est eux-mêmes. Lanthenas apprend du Puy, ce que j’apprends d’ailleurs et ce qui se passe ici : il faut changer ses batteries, ses idées, ses projets, et, comme je persiste dans les résolutions que les circonstances me forcent de prendre, n’ayant point à me mêler de la chose publique à laquelle je me serais livré tout entier, je dévierai mon imagination et l’attacherai à tout autre chose.

Vous nous avez envoyé une lettre pour remettre à Brissot ; nous allons lui faire passer ; je ne sais quel parti il en tirera, mais il me semble que cela est vague, peu motivé, et me fait penser que vous auriez bien dû faire l’article.

Faisons-nous quelque acquisition ? Je regrette que la première n’ait pas eu lieu, soit par la nature du terrain, sa proximité du grand chemin, de Clermont, les moyens d’amélioration et d’affermer sans y être ; car, pour rien, je ne veux de vignes. Adieu. Nous vous embrassons, le temps presse ; je vais courir, c’est ici mon métier ; j’en suis excédé.