Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/1355

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par mon sexe, mais m’entretenant d’elles avec chaleur, parce que l’intérêt public devient le premier de tous dès qu’il existe, j’ai regardé comme de méprisables sottises les premières calomnies lancées contre moi ; je les ai crues le tribut nécessaire, prit par l’envie, sur une situation que le vulgaire avait encore l’imbécillité de regarder comme élevée, et à laquelle je préférais l’état paisible où j’avais passé tant d’heureuses journées !

Cependant ces calomnies se sont accrues avec autant d’audace que j’avais de calme et de sécurité : je suis traînée en prison ; j’y demeure depuis bientôt cinq mois, arrachée des bras de ma jeune fille qui ne peut plus se reposer sur le sein dont elle fut nourrie, loin de tout ce qui m’est cher, privée de toute communication, en butte aux traits amers d’un peuple abusé, qui croit que ma tête sera utile à sa félicité ; j’entends sous ma fenêtre grillée la garde qui me veille s’entretenir quelquefois de mon supplice ; je lis les dégoûtantes bordées que jettent sur moi des écrivains qui ne m’ont jamais vue, non plus que tous ceux qui me haïssent.

Je n’ai fatigué personne de mes réclamations ; j’attendais du temps la justice, avec la fin des préventions. Manquant de beaucoup de choses, je n’ai rien demandé ; je me suis accommodée de la mauvaise fortune, fière de me mesurer avec elle et de la tenir sous mes pieds. Le besoin devenant pressant et craignant de compromettre ceux à qui je pourrais m’adresser, j’ai voulu vendre les bouteilles vides de ma cave, où l’on n’a point mis les scellés parce qu’elle ne contenait rien de meilleur : grand mouvement dans le quartier ! On entoure la maison ; le propriétaire est arrêté ; on double chez moi les gardiens, et j’ai à craindre peut-être pour la liberté d’une pauvre bonne qui n’a d’autre tort que de me servir avec affection depuis treize ans, parce que je lui rendais la vie douce ; tant le peuple égaré sur mon compte, étourdi du nom de conspirateur, croit qu’il doit m’être appliqué !

Robespierre, ce n’est pas pour exciter en vous une pitié au-dessus de laquelle je suis, et qui m’offenserait peut-être, que je vous présente ce tableau bien adouci ; c’est pour votre instruction.

La fortune est légère, la faveur du peuple l’est également : voyez le sort de ceux qui l’agitèrent, lui plurent, ou le gouvernèrent, depuis Viscellinus jusqu’à César, et depuis Hippon, harangueur de Syracuse, jusqu’à nos orateurs parisiens ! La justice et la vérité seules demeurent et consolent de tout, même de la mort, tandis que rien ne soustrait à leurs atteintes. Marius et Sylla proscrivirent des milliers de chevaliers, un grand nombre de sénateurs, une foule de